Approche
de la

Dominance Cérébrale

chez les

Peintres Gauchers



Texte de la communication présentée le 19 Janvier 2000
devant l'Académie des Beaux Arts
par le
Professeur Claude Henri Chouard
Membre de l'Académie Nationale de Médecine


Les gauchers
ont longtemps souffert d'un ostracisme qui conduisait les parents à masquer cette particularité, et à contrarier leurs enfants gauchers en les forçant à écrire de la main droite.

Depuis quelques décennies les choses ont heureusement bien changé. Mais on sait aussi depuis peu que les gauchers, d'une part présentent plus fréquemment que d'autres un certain nombre de maladie, et d'autre part sont en général dotés d'un sens de l'espace développé, qui les rend très habiles dans certains sports (fleuret, tennis).

En outre, de nombreux travaux ont montré le développement de leurs fonctions cognitives, émotionnelles et intuitives, et observé leur compétence dans les mathématiques, et les arts.

Cette gaucherie, reflet d'une localisation particulière de leur dominance cérébrale, pourrait donc être un paramètre intéressant de la création artistique.
Or, si cette latéralisation est facile à connaître chez un peintre contemporain, elle est au contraire beaucoup plus difficile à déterminer si on s'intéresse aux artistes passés.
En dehors de Léonard de Vinci, quels peintres étaient gauchers ? et, rétrospectivement, comment le savoir ?

C'est le but de cette méthode que je vais vous présenter. Elle se veut scientifique, car elle repose sur l'appréciation objective d'éléments surtout picturaux, mais aussi biographiques. Elle permet seulement de pressentir avec plus ou moins de certitude la dominance cérébrale droite ou gauche d'un peintre.

Cet exposé n'est donc pas du tout un essai d'interprétation de l'œuvre de tel ou tel artiste, en fonction de ces domaines dans lesquels excellent volontiers les gauchers. Ce serait là un propos qui relèverait de la critique d'art, activité qui n'est pas de ma compétence.

Mais, penserez-vous peut-être, pour quelles raisons un chirurgien s'est-il penché sur un problème aussi ponctuel ? L'explication procède à la fois de ma compétence oto-rhino-laryngologique, et de la plus grande fréquence chez les gauchers de l'allergie et des maladies auto immunes, affections relevant très souvent de ma spécialité. C'est pourquoi, dès la fin des années quatre-vingt, je me suis intéressé aux particularités de la dominance cérébrale, puis en tirai parti à propos de l'oreille directrice et de la physiologie de l'audition, notamment celle des musiciens.

Cependant, l'étincelle qui m'a décidé à mener cette étude chez les peintres survint l'an passé en visitant au Grand Palais l'exposition de Lorenzo Lotto.


Annonciation

Je tombai en arrêt devant son Annonciation. L'étrange de cette œuvre n'était pas tellement, comme on pouvait le lire sur le catalogue, le désordre et l'agitation qui l'animaient, ou l'effroi paradoxal de la Vierge implorant l'aide du pauvre spectateur, dont elle venait justement de recevoir le salut pour mission.

L'insolite, à mes yeux, était le sens du message qui remuait brusquement la beauté de la scène. Les temps anciens étaient à droite, et l'avenir à gauche vers la Vierge. La lumière divine venait aussi de la droite, obscurcissant la gauche des visage. Mais, pensai-je, moi qui suis droitier, cette ombre portée sur les objets et les mains m'aurait gêné pour peindre ou pour écrire !

Et si Lotto était gaucher ? me demandai-je un instant.

Puis, attiré par les autres merveilles du tableau, j'oubliai aussitôt cette interrogation.

Mais celle-ci surgit à nouveau dans la salle suivante. J'inspectais un de ces paysages qui ornent souvent le fond de ces œuvres anciennes. On y devine le plaisir de l'artiste, qui, hors de toute commande ou symbolique obligée, exprime avec liberté son amour de la nature, du monde ou des objets du quotidien. Ces fonds illustrés sont peu nombreux chez Lotto, mais celui de la Vierge à l'Enfant avec des saints, prêté par le Musée d'Edinburgh, me ravissait: un ciel à la Monet, une forêt, une clairière, des bûcherons… quand je m'aperçus que l'un d'eux, qui maniait sa hache à la volée, était gaucher !

La vierge à l'Enfant avec des saints (détails)

Ce détail n'était-il pas un clin d'œil ? N'était-ce pas un signal comme un cri, le message douloureux d'un artiste gaucher, souffrant de voir si mal acceptée par son entourage sa propre dominance cérébrale, localisée à l'opposé de celle de la majorité de ses contemporains? Ce bûcheron, n'était-ce pas, d'un peintre quelque peu opprimé dans sa différence, la bouteille à la mer lancée aux générations à venir, dont il espérait la tolérance ?
Car, pourquoi Lotto peina-t-il tant à être reconnu de son vivant ? Pourquoi eut-il si peu d'élèves ? Pourquoi n'a-t-il pas eu d'atelier, avec des compagnons pour l'aider ? Et pourquoi, aussi, cette originalité chromatique, ce sens de l'espace, cette affectivité si présente dans presque toutes ses œuvres ?
Il me fallait répondre à son appel ! Et pour mieux le comprendre, d'abord être sûr de sa dominance cérébrale. C'est ainsi motivé, que j'ai bâti cette méthode diagnostique, que j'ai le plaisir de vous exposer aujourd'hui.

Cependant un rappel de la dominance cérébrale et de ses particularités est au préalable nécessaire


La dominance cérébrale
et ses particularités

GENERALITES

L'organisation de notre système nerveux comporte un croisement des voies motrices et sensitives, confiant l'innervation de chaque moitié du corps à l'hémisphère cérébral opposé.

Ainsi une atteinte du cerveau droit, par exemple, entraînera-t-elle une hémiplégie gauche, c'est à dire une paralysie de l'hémi corps gauche.

En outre, et dans deux tiers des cas environ, les fonctions régissant la parole, l'écriture, et la réalisation de gestes minutieux, se trouvent localisées exclusivement dans le
cerveau gauche.
C'est pour cela que la majorité d'entre nous écrit de la main droite; si le cerveau gauche de ces sujets venait à être lésé, ceux-ci présenteraient une
aphasie et ne sauraient plus écrire.

Chez eux, c'est au contraire dans le cerveau droit que se trouve situé l'essentiel des fonctions affectives et cognitives, notamment intuitives.

Cette dominance cérébrale gauche, évidente pour les fonctions motrices, existe aussi pour l'audition et la vision, rendant compte des notions

Schéma des voies nerveuses
Cerveau droitier
Cerveau ambidextre
Cerveau gaucher

Schéma de l'organisation des voies nerveuses, et des localisations cérébrales
de la parole et du geste précis


Mais, dans près d'un tiers des cas, cette dominance cérébrale est au contraire localisée à droite.

Elle peut l'être presque totalement: c'est le cas des gauchers vrais.

Plus souvent elle l'est incomplètement, partagée entre les deux hémisphères: c'est le cas des sujets ambidextres, capables d'utiliser aussi bien la main droite que la main gauche.

PREVALENCE

Dans une large population les variations de cette dominance réalise un continuum au sein duquel on peut distinguer environ

Fait remarquable, ces proportions sont à peu près les mêmes, quel que soit le groupe ethnique dans lequel cette mesure a été réalisée.

Les
hommes gauchers sont à peu près deux fois plus nombreux que les femmes gauchères.
Nous le reverrons, cette différence relève sans doute de raisons biologiques et sociales.

Il existe des familles de gauchers; mais l'étude rétrospective de la génétique de la dominance cérébrale reste encore confuse, parce que les notions de vrais ou faux jumeaux sont aussi récentes que la tolérance envers les gauchers, en particulier dans le choix de la main lors de l'éducation de l'écriture.

Cette dominance cérébrale gauche se retrouve chez la plupart des vertébrés, notamment les primates, les rongeurs, et les oiseaux chanteurs.

Elle apparaît anatomiquement très tôt, dès le 7° mois de la vie intra-utérine, sous la forme d'un hyper développement du lobe temporal gauche.

Cependant elle ne s'exprime que plus tard, en même temps que l'apparition du langage.

Son organisation est sous la dépendance de facteurs neuro-hormonaux , mettant en jeu notamment la testostérone et le développement des fonctions immunitaires. De là proviendrait en partie la prédominance masculine de la gaucherie, et surtout la plus grande fréquence chez ces sujets d'affections allergiques et autoimmunes.

MISE EN EVIDENCE

La définition d'un gaucher par la seule utilisation préférentielle de la main employée pour écrire aboutit à une différenciation entre gauchers vrais, droitiers vrais et sujets intermédiaires trop grossière, surtout lorsqu'il s'agit d'effectuer des comparaisons statistiques.

Certes l'imagerie moderne permet d'objectiver cette dominance cérébrale en révélant le fonctionnement ou l'hyper développement localisé des zones cérébrales qui contiennent ses centres essentiels.

Néanmoins cette dominance reste quantifiable par des tests simples.

Le plus employé est le questionnaire d'Edinburgh :

Pour dix gestes quotidiens à réaliser :

  1. - écrire
  2. - dessiner
  3. - lancer un objet
  4. - utiliser des ciseaux
  5. - tenir sa brosse à dents
  6. - se servir d'une cuiller
  7. - serrer son mouchoir sur son nez pour se moucher
  8. - ouvrir une fenêtre
  9. - craquer une allumette
  10. - dévisser un bouchon),

5 réponses chaque fois sont possibles, cotées ainsi :

Ainsi entre

existe-t-il une manière quantitative d'apprécier la dominance manuelle.

Selon ces modalités un score négatif correspond aux gauchers vrais, un score compris entre 0 et 70 aux sujets intermédiaires et un score supérieur à 70 aux droitiers vrais.

D'autres questionnaires ont été proposés; mais ils sont beaucoup plus lourds, et en pratique inutilisables sur de larges cohortes. C'est pourquoi ce questionnaire d'Edinburgh reste le plus satisfaisant, parce qu'il est suffisamment détaillé, et parce que depuis une dizaine d'années il a servi de référence à beaucoup de publication qu'il rend ainsi comparables.

Aussi l'ai-je employé dans une enquête personnelle destinée à étayer cette étude. Il a été adressé à 1520 artistes (970 peintres professionnels, et 550 élèves de l'Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts de Paris). J'y reviendrai au cours de cet exposé.

Mais cette appréciation de la dominance manuelle doit tenir compte de l'âge et du milieu social, car les gauchers contrariés sont encore fréquents dans les vieilles générations ou dans certains milieux. Mon enquête le confirme.


PARTICULARITES DE LA DOMINANCE CEREBRALE DROITE DES GAUCHERS

Leroi-Gourhan , lui-même gaucher contrarié et parfait ambidextre, a montré la quasi simultanéité d'apparition du langage et de l'habileté manuelle, objectivée par la fabrication de l'outil.

La parole chargée de sens, opposée aux cris non signifiants, peut être comparée au geste habile de la main droite opposé aux mouvements moins précis des autres membres, et notamment de la main gauche. Si on considère la parole comme la spécialisation d'un geste précis, il apparaît logique qu'en soient topographiquement rassemblés les organes de commande dans le même hémisphère cérébral.

Les processus affectifs et cognitifs sont latéralisés dans l'hémisphère droit chez les droitiers. Cette latéralisation , inversée chez le gaucher vers l'hémisphère gauche, est chez lui moins marquée, tandis qu'au contraire cette organisation est plus focalisée chez la femme gauchère que chez l'homme gaucher.

La dominance cérébrale est souvent incomplète. Des études chez des patients aphasiques ont montré il y a longtemps que les 2/3 des gauchers avaient au moins une partie de leurs centres du langage situés dans l'hémisphère gauche. Des travaux successifs ont confirmé ces faits , , en montrant que, dans ces cas, les voies de connexion entre les deux hémisphères étaient plus développées. On sait enfin depuis peu, grâce à l'imagerie moderne , que cette latéralisation des centres est moins complète chez les gauchers, et ces constatations ont permis à certains de prétendre que les gauchers utilisaient mieux l'ensemble de leurs structures cérébrales. Certes, inversement, pour quelques droitiers ces centres sont dans l'hémisphère droit; mais cette discordance est chez les droitiers beaucoup plus rare.

Toutes ces constatations soulignent que si la préférence manuelle représente un marqueur facile à identifier et relativement fidèle de la dominance cérébrale, à l'évidence elle n'identifie pas tous les cas de dominance égale ou inversée.

Depuis quelques années, beaucoup de travaux, soulignent la plus grande fréquence chez les gauchers de talents particuliers dans des domaines tels les mathématiques, la musique, les arts plastiques et l'appréciation spatiale, pour lesquels les fonctions cognitives intuitives et émotionnelles sont spécialement mises en jeu. Les sports nécessitant un sens de l'espace développé (fleuret, tennis) sont pratiqués très souvent par des gauchers, dès qu'il s'agit de compétitions de niveau international.
On a montré la très grande fréquence de gauchers et de garçons (par ailleurs myopes) dans un lot de 416 étudiants extrêmement précoces, sélectionnés en fonction de critères mathématiques et de raisonnement verbal; cette constatation serait en rapport avec, chez ces sujets, une localisation bi-hémisphérique des fonctions cognitives habituellement localisées seulement dans le cerveau droit chez les droitiers.
Enfin, on sait depuis longtemps la prévalence des gauchers parmi les étudiants en architecture , et nous l'avons retrouvée parmi les étudiants des Beaux Arts qui ont répondu à notre questionnaire.

Cependant, des exagérations se font jour. Certains vont jusqu'à affirmer que le fait d'être droitier est un handicap pour le développement de l'intelligence. D'autres font des gauchers les mutants des siècles à venir, dans la mesure où ceux-ci seraient bien plus que les droitiers à même d'utiliser une grande partie des zones encore muettes - ou apparemment muettes - de notre cerveau. Il faut cependant rappeler que l'étroitesse de cette relation entre une dominance cérébrale droite et le talent et la créativité reste encore discutée .


CONSEQUENCES SOCIALES

La constatation objective chez les gauchers d'une plus grande fréquence des pathologies allergiques , et immunitaire , (diabète, thyroïdite, lupus, myasthénie, recto-colite hémorragique, maladie de Crown , etc) est intéressante, parce que cette fragilité explique en partie la malédiction inconsciente dont les gauchers furent victimes dans les siècles passés. Ces sujets, malades plus souvent , mouraient peut être plus précocement que les droitiers. Cette croyance, telle un véritable racisme, a conduit pendant des siècles les éducateurs à cacher l'expression la plus visible de cette dominance inhabituelle, et à contrarier les enfants gauchers en les obligeant à écrire de la main droite.

Ainsi s'explique l'a priori péjoratif du terme gaucher. On notera le véritable terrorisme intellectuel qui s'est installé, conférant à la gauche une notion infériorisante, telle la gaucherie équivalente de maladresse, alors qu'au contraire le terme de droitier représente la rectitude, l'efficacité, l'absence d'anomalies.

Ce manichéisme linguistique semble propre à beaucoup des langues occidentales. Il se retrouve également en anglais (left signifie perdu, right signifie parfait), en italien (sinistro signifie gauche ou sinistre ), en allemand (link signifie gauche, mais linkisch veut dire aussi maladroit). Certes en espagnol le terme de izquierdo = à gauche est différent des deux termes siniesto ou zurdo qui signifient gaucher, mais la racine de ces derniers possède aussi une nette connotation péjorative.

On peut d'ailleurs se demander si c'est parce qu'ils sont plus souvent allergiques, que les anglo-saxons se sont les premiers penchés sur ce problème, et ont créé les termes neutres lefthanded et righthanded. Notons enfin qu'en français le terme droiterie, symétrique de gaucherie, est un néologisme utile mais lourd et peu employé, et que, si le terme d'ambimane est celui qui conviendrait pour désigner la faculté d'utiliser aussi bien la main droite que la main gauche, le terme d'ambidextre, quoique incorrect, bien qu'il reflète à lui seul la "dictature des droitiers", est le plus souvent employé.

Depuis un siècle environ, aux Etats-Unis d'abord puis dans toute la civilisation occidentale, l'avènement des libertés individuelles, du respect de l'autre et de ses différences, a rendu aux gauchers toute leur liberté.

Si bien que de nos jours il n'y a plus guère en France d'enfants gauchers contrariés.

RESULTATS DE MON QUESTIONNAIRE


Le taux de réponses obtenues est bon, puisqu'il avoisine 40 %.
En dehors d'autres éléments dont je reparlerai plus loin, ses résultats confirment les faits ci-dessus.
Mais on notera que, dans cette population d'artistes, on retrouve plus de femmes que d'hommes, et qu'il y a plus de femmes gauchères (8 %) ou ambidextres (20 %) que dans la population normale.
En outre, chez les étudiants des Beaux Arts, les filles sont plus nombreuses que les garçons (58 % m'a précisé le Secrétariat de l'Ecole),
mais chez elles le pourcentage de gauchères est le double de celui de la population: tout se passe comme si le fait pour une fille d'être gauchère la prédisposait à embrasser une carrière artistique.


Diagnostic rétrospectif de la dominance cérébrale chez les peintres


La plupart des éléments de ce diagnostic rétrospectif découlent de la latéralisation de la main utilisée pour peindre ou dessiner.

Ils méconnaissent les autres informations du questionnaire d'Edinburgh, et l'éventualité d'une gaucherie contrariée.

Ils doivent donc être appréciés avec prudence. C'est leur concordance qui permet d'envisager la probabilité de telle ou telle latéralisation.

Dans cette étude, nous essaierons de comparer certains éléments diagnostiques à ce que l'on sait de l'œuvre et la vie de Léonard de Vinci, dont la dominance cérébrale droite est aujourd'hui universellement reconnue .


1-Situation des ombres dans le portrait et l'autoportrait

La direction de la lumière éclairant le support sur lequel s'exprime le peintre est conditionnée par la latéralisation de celui-ci.

Pour un peintre droitier, il est préférable que l'éclairage vienne de la gauche, afin que les ombres de la main et de l'extrémité de l'instrument ne masquent pas le tracé.

C'est l'inverse pour un artiste gaucher.

Sur une œuvre, cette origine de la lumière est facilement retrouvée par l'étude des ombres.

Traité de la Peinture

D'emblée, il faut rappeler ici que l'ombre est à gauche dans beaucoup des œuvres de Léonard de Vinci, et notamment dans la plupart des illustrations de son Traité de la Peinture.

Portrait d'un musicien
La Dame à la martre
La Madone et l'Enfant avec Sainte Anne

Jusqu'à la fin du XIX° siècle, avant le gaz ou l'électricité, on avait recours à la lumière du jour, ou à celle de flambeaux en nombre variable.

Si la lumière du jour est employée seule, c'est la même source qui éclaire le sujet et la main du peintre.

Mais les flambeaux peuvent être placées n'importe où. En outre, ils peuvent être associées à la lumière du jour.

C'est pourquoi l'appréciation du sens de la lumière et de la place des ombres, pour étudier la dominance cérébrale d'un artiste, comporterait un risque considérable d'erreur, ou d'apparentes incohérences, si on s'appuyait sur l'examen des grandes compositions. D'autant que, dans ces cas, l'artiste a pu employer des maquettes, présentant des ouvertures occultables permettant l'entrée de la lumière selon toutes les orientations imaginables.

Ce risque persiste également pour les portraits, surtout en pied, car le peintre peut disposer deux sources lumineuses de sens différent, l'une pour le sujet, et l'autre pour sa toile.

Quoi qu'il en soit, ce risque d'erreur est bien plus faible si on se cantonne à étude des portraits à champ étroit, ou mieux encore à celle de l'autoportrait.

En effet, dans l'autoportrait, qui n'apparaît vraiment qu'après la diffusion généralisée du miroir, c'est à dire le début du XVI° siècle, il aurait été incommode pour l'artiste, si ce n'est dangereux, de placer deux flambeaux rapprochés, qui auraient été disposés, l'un d'un côté pour son visage, et l'autre du côté opposé pour éclairer sa main.

Ainsi, sur un autoportrait - très habituellement réalisé avec un miroir, au moins jusqu'à l'avènement de la photographie - si les ombres sont nettement à gauche, engendrées par un éclairage venant franchement de la droite du tableau, ce choix est vraisemblablement celui d'un peintre gaucher, car cette orientation de la lumière éclairera au mieux la main gauche qui peint.

Au contraire, un autoportrait comportant un éclairage inverse, avec des ombres à droite du visage, sera sans doute l'expression d'un peintre droitier.

Cette latéralisation de l'ombre perd de sa valeur si elle est modérée, provenant d'un éclairage zénithal peu latéralisé, car celui-ci ne gêne pas le geste du peintre, quelle que soit la main employée.

Cependant la lumière électrique, apparue dans les foyers et les ateliers à partir de 1890, permet sans danger un double éclairage, différent pour le visage et le support de l'autoportrait. En outre la photographie donne toute liberté à un artiste de se voir sous l'éclairage qu'il lui plait d'imaginer. Le premier autoportrait photographique (Bayard) date de 1840, et on sait combien la photographie était entrée dans les mœurs, et utilisée par certains peintres, dès les dernières décennies du XIX° siècle.

Chardin - Autoportrait

Carracci - Auto portrait de l'artiste avec son père

Par ailleurs, même lorsqu'il est possible de le faire, on ne tiendra pas trop compte de la main qui, sur l'œuvre, tient le pinceau, car l'artiste peut s'y être représenté tel qu'il se voit dans le miroir, ou tel qu'il se sait (droitier ou gaucher), voire peut-être même tel qu'il aimerait être.

Chardin par exemple, était sans doute droitier, puisque toutes les compositions, qu'il nous a été donné de voir dans une exposition récente, présentaient toutes, sauf deux d'entre elles, une ombre à droite; or, sur l'un des autoportraits qu'il nous a laissé, c'est bien la main droite qui tient le pastel.

Au contraire, Carracci, qui pour des raisons voisines est peut-être aussi droitier, tient son pinceau de la main gauche sur cet Auto portrait de l'artiste avec son père.

2-La forme des hachures

La forme des traits qui réalisent des hachures, notamment dans une esquisse, est spontanément une ligne qui souvent n'est pas réellement droite; elle est légèrement courbe, formant l'arc d'un cercle dont le centre peut être le poignet ou le coude.

Chez le droitier, ce centre est situé à droite de la feuille, dans sa partie haute si la main seule est mise en mouvement, et dans sa partie basse si l'avant-bras accompagne son geste de celle-ci.

Chez le gaucher ce centre est à gauche.

On peut donc ainsi pressentir la dominance cérébrale de l'artiste.


Cet élément diagnostique perd de sa significativité dans la
gravure.

En tenant compte de son inversion en miroir, il est pourtant retrouvable dans beaucoup d'œuvres, bien que certaines techniques le masque entièrement. Il est fréquent par exemple chez Dunoyer de Segonzac, qui travaillait très vite, et chez lequel les hachures "spontanées" en zigzag sont courantes.

Dunoyer de Segonzac
Le sculpteur Mateo Hernandez
hachures du dessin
hachures de la plaque

Cependant il disparaît généralement chez les grands graveurs, Dürer, Jacques Callot, ou Escher, même si on le retrouve parfois chez Rembrandt. Ces artistes sont capables d'un tracé complètement maîtrisé de manière directe (dessin) ou inversé (gravure).

Mais ils n'en sont pas forcément ambidextres pour autant, car on sait que même chez le droitier l'écriture en miroir est possible avec de l'entraînement; en outre, quelle que soit la dominance cérébrale cette écriture en miroir s'effectue au mieux en employant la main la plus habile, qu'il s'agisse de la droite chez un droitier, ou de la gauche chez un gaucher.

3-L'expression du temps qui passe


Notre questionnaire a étudié cette représentation du temps qui passe. Il comportait la question suivante:

"Pour exprimer la fuite du temps (de janvier à décembre, par exemple), ou la direction d'un message (la remise d'une lettre, par exemple), placeriez-vous le passé (ou le messager) à GAUCHE, et l'avenir (ou le destinataire) à DROITE: OUI - NON .Barrez la réponse fausse. Merci de me faire part de vos remarques ".

J'ai obtenu une réponse positive dans 86 % des cas. Mais, parmi les 14 % des sujets pour lesquels le sens du temps s'exprimait de façon différente, la proportion de gauchers et ambidextres (56 %) était beaucoup plus élevée que celle de l'ensemble de notre cohorte.
On peut donc penser que cette expression du temps s'écoulant de gauche à droite caractérise quelque peu les droitiers. Ce sens est celui de la représentation cartésienne habituelle du temps en mathématiques.

Nonobstant l'intérêt d'une étude de cette expression du temps dans les civilisations sémites, dont l'écriture va de droite à gauche, parce que les œuvres peintes ou dessinées représentant la direction du futur y sont peu nombreuses, mon attention s'est portée sur le sens du message divin chargé de promesses pour l'avenir, exprimé par l'archange Gabriel dans l'Annonciation, car ce fut le primum movens de mon étude.
Du XII° au XVIII° siècle, les peintres ont exprimé des centaines de fois le thème de l'Annonciation. J'ai examiné 263 de ces œuvres réalisées par 182 artistes différents, dont certains (Filippo Lippi) en ont donné au moins 8 versions différentes.


Dierick BOUTS - Annonciation

Philippe de Champaigne - Annonciation

Sur la plupart de ces œuvres (214 soit 81 %), l'archange Gabriel est à gauche, et la Vierge est à droite.
Parmi ces 214 représentations:

La direction du futur, indiquée par celle du message divin et de la lumière qui l'accompagne, est donc représentée par l'artiste d'une manière qui est cohérente. Dans presque tous ces cas, le sens du temps se fait de la gauche vers la droite, dans le même sens que celui de cette écriture occidentale utilisée par ces peintres de l'Annonciation.

Inversement, parmi nos 263 Annonciations, dans 49 cas, soit 19 %, la Vierge est à gauche. S'agissait-il de peintres gauchers, contrariés ou non ? Il est vrai que ce pourcentage pourrait correspondre à cette hypothèse. Mais il serait bien risqué de s'appuyer sur ce seul indice. C'est d'un faisceau d'arguments convergents dont nous avons besoin pour évoquer cette possibilité.

Aussi, à l'appui de celle-là, faut-il noter que, parmi ces 49 œuvres, dans 21 cas la lumière possède la même orientation que le message divin, et de ce fait plaque les ombres à gauche; dans 13 cas ces ombres sont peu latéralisées, car la lumière est zénithale et vient directement du ciel; dans seulement 15 cas la lumière s'oppose à la direction du message céleste, et pose les ombres à droite des visages.

Plus accessoirement, notons que :


-parmi les 36 artistes dont nous avons pu observer plusieurs versions différentes de l'Annonciation, la situation de la Vierge était identique dans chacune de celles-ci, sauf pour 5 d'entre eux, Bouts (1G -1D), Murillo (1G - 2D), Poussin (1G - 1D), Rubens (1G - 1D), Titien (1G - 3 D).

On pourrait se demander si ces 5 peintres n'étaient pas ambidextres. Mais, actuellement, aucun autre élément ne permet d'étayer cette hypothèse.

Au total, si cette expression du sens du temps peut être un moyen indirect de pressentir la latéralisation de la dominance cérébrale d'un peintre, on pressent avec quelle réserve pour les œuvres anciennes il faudrait l'utiliser.

4-Les études de mains


Leur examen peut fournir certains arguments, en considérant la présentation palmaire ou dorsale de la main, la situation et l'orientation du poignet sur le support.

Si on admet que la main représentée est celle de l'artiste, on pourra en déduire que celle-ci a été dessinée soit de manière directe, soit grâce à un miroir.

Mais il faut :

Ces réserves formulées, deux situations restent possibles:

  1. si on admet que la main dessinée est celle de l'artiste, on peut raisonnablement estimer sa dominance cérébrale en tenant compte de l'orientation et de la situation du poignet et de la main;
  2. si on connaît la dominance cérébrale de l'artiste, on peut envisager si la main dessinée est celle de l'artiste (observée de manière directe ou grâce à un miroir) ou celle d'un tiers.

Dans ces toutes ces éventualités une aide supplémentaire peut être apportée par l'étude des ombres de la main.


Présentations palmaire (en bas, colorées en orange) ou dorsale (en haut, colorées en jaune) de la main, et situations et orientations du poignet sur le support.

Les mains situées hors de ces ensembles cerclés de vert ou de rouge ont très peu de chance d'appartenir à l'artiste; cette éventualité est pratiquement nulle pour les mains encadrées de noir.

En outre, quelle qu'elle soit, une main dessinée par un droitier a beaucoup de chances d'avoir son ombre à droite. L'inverse permettra de penser qu'il peut s'agir de l'œuvre d'un gaucher.


5-Eléments accessoires

5.1 Eléments graphologiques

Nous n'insisterons pas sur ceux - attaques à gauche, saccades, juxtapositions - qui sont très inconstants ou se retrouvent souvent chez les droitiers.

Plus intéressant serait la rugosité sur le bord gauche du trait due au frottement de la plume; elle disparaît avec les instruments graphiques moderne, mais rétrospectivement elle prend sa valeur pour les époques où la plume animale ou métallique était seule employée.

En fait, le seul signe caractéristique est représenté par l'aspect des signes libres (barre du t) et des soulignements, quand ils sont effectués de droite à gauche.

Mais ce signe est difficile à repérer à coup sûr sur un échantillon graphique restreint, et il peut manquer chez un gaucher authentique.

5.2 Eléments biographiques

La biographie de l'artiste, qui est d'autant plus fournie qu'on se rapproche de l'époque contemporaine, pourrait mentionner cette gaucherie ou une ambivalence manuelle.
Cependant il faudrait que cet artiste ne soit pas devenu, pour les raisons sociales de l'époque, un gaucher contrarié, et qu'il ait pu, sans contrainte, s'il en avait ressenti le besoin, tenir plume ou pinceaux de la main gauche.

Mais cette gaucherie, peut-être parce qu'elle fut longtemps considérée comme une tare, n'est, à ma connaissance, jamais évoquée, sauf pour Léonard, ou pour certains artistes contemporains. Cet argument est donc de faible intérêt pour les peintres anciens.

Par contre, l'ostracisme, dont les gauchers furent victimes dans le passé, est un indice utile quand on le retrouve dans la vie des artistes d'autrefois.
Ce signe manque apparemment dans ce que nous savons de l'existence de Léonard de Vinci, en raison peut-être de la bienveillance tolérante avec laquelle, dans l'enfance de celui-ci, fut acceptée sa gaucherie.

5.3 La brièveté de vie

Avant les progrès récents de la médecine, les gauchers mouraient sans doute plus tôt que les droitiers. On pourrait penser que la brièveté de la vie d'un peintre puisse être le signe d'une dominance cérébrale gauche
Cependant, cet argument serait peu significatif, compte tenu de la mortalité précoce généralisée qui a longtemps sévi autrefois (Fig. 2).

Toutefois, on notera la longévité courante, mais considérable pour leur époque, de la plupart des grands peintres d'autrefois. Si, dans le passé, on retrouve très peu de peintres gauchers, c'est peut-être dû au fait que les sujets gauchers mouraient très jeunes, sans avoir eu le temps, comme Léonard, de faire la preuve de leur talent.


Variations dans le temps de l'espérance moyenne de vie pour les sujets parvenus à l'âge de 20 ans.
Ces valeurs occultent l'effroyable mortalité infantile d'autrefois.
Sur ce tableau les valeurs précises sont celles de l'INSEE;
la ligne continue est une extrapolation approximative.



Mise en oeuvre et application

A titre d'exemple, l'application de cette technique diagnostique à quelques peintres montrera pourquoi ces artistes possédaient vraisemblablement une dominance cérébrale droite.

Mais cette démonstration n'est pas un travail d'érudit. Aucune recherche exhaustive n'a été effectuée à propos des cinq artistes qui illustrent l'efficacité et les limites de cette technique.

En outre, dans cette approche objective, nous n'avons pas étudié les qualités qui sont peut-être propres à cette particularité anatomo-physiologique. Car, le sens de l'espace, l'affectivité, ou la force de certains rapprochements ou associations inattendus, sont des valeurs esthétiques, qu'il ne nous appartient pas de mettre en évidence.


Holbein le jeune

Holbein le jeune était peut-être gaucher.

Les ombres de ses portraits sont presque toujours franchement à gauche.

Et quand elles sont à droite, elles ne le sont pas nettement, car l'éclairage est alors presque zénithal, notamment dans tous les Portrait d'Erasme de Rotterdam.


Le Christ au tombeau


Plus précisément:

Par ailleurs:

Néanmoins, la vie de Holbein fut relativement longue, interrompue prématurément par la peste.
L'étude graphologique de son écriture, si elle était possible, pourrait être un argument précieux.


Orazio Gentileschi



Annonciation

Judith

Baptème du Christ


Orazio Gentileschi était
peut-être gaucher.

Il n'est pas contradictoire que sa fille Artemisia, au vu de son Autoportrait, dont les ombres sont à droite, comme dans la plupart des portraits de son oeuvre, paraisse au contraire avoir été droitière.


Artemisia Gentileschi - Autoportrait

Là encore on souhaiterait pouvoir étudier l'écriture de son père, car ce peintre vécut jusqu'à 82 ans.


Lorenzo Lotto

Par contre, je l'ai évoqué, la probabilité que Lorenzo Lotto, malgré sa longue vie, ait été gaucher me paraît plus grande.

Gustave Caillebotte

Gustave Caillebote était sans doute gaucher

L'un d'entre eux illustre les difficultés rencontrées dans l'interprétation des ombres, lorsque l'éclairage artificiel a peut-être été utilisé. Sur ce tableau, au champ large au fond duquel se reconnaît une œuvre de Renoir ayant appartenue à l'artiste, celui-ci s'est représenté en train de peindre; il est assis en biais, et regarde le spectateur; il tient son pinceau de la main gauche et sa palette de la main droite.

Toute la pièce, sorte de salon, est largement éclairée. Cependant l'ombre de son visage est à droite. La lumière vient de la gauche mais surtout d'en haut; le châssis oblique masque l'ombre portée de sa main et de son pinceau, qui ne doit pas gêner le dessin des touches sur la toile.


Escher

Escher était gaucher.

La dominance droite de Escher est certaine:

Rappelons-nous:
les gauchers sont plus nombreux parmi les mathématiciens que dans le reste de la population.

La fin de cette phrase, n'aurait-elle pu être prononcée par Léonard de Vinci ?



Pour des raisons de déontologie médicale, je n'ai pas voulu tirer exemple d'artistes vivants dans la rapide illustration de cette technique que je viens de tenter, et je m'arrêterai là dans la description de celle-ci, tout en remarquant, combien le nombre d'artistes sûrement gauchers augmente, quand on aborde l'époque contemporaine, notamment parce qu'à leur propos l'information devient beaucoup plus riche.

Cependant l'application de cette technique de détermination de la dominance cérébrale fait apparaître souvent

quelques contradictions

Citons-en deux pour terminer, qui mériteraient, s'il se pouvait, d'être éclaircies.

Rembrandt était certainement droitier.

Dans presque tous ses autoportraits peints ou dessinés l'ombre est à droite; c'est le cas notamment du Peintre dans son atelier, dans lequel l'artiste tient son pinceau de la main droite; dans quelques autres, l'ombre est paramédiane légèrement à gauche.

Mais, dans ses autoportraits gravés, l'ombre est à droite ou à gauche, comme si, dans son travail en miroir sur le cuivre, et la vision qu'il en prévoyait sur le papier, la direction de la lumière était un détail sans importance pour lui.
Pourtant, dans cet Autoportrait à la fenêtre dessinant sur une plaque, la lumière du jour, très contrastée, vient de la gauche par la baie grande ouverte, où planent, lointains, trois traits de paysage; l'ombre, à droite du visage, se détache sur l'obscurité de la chambre; Rembrandt nous montre sa main droite, qui tient la pointe sèche; mais l'extrémité de celle-ci, qu'on ne voit d'ailleurs pas, plonge dans l'ombre portée de ses doigts sur la plaque.

Enfin beaucoup d'artistes

(Courbet, Delacroix, Gauguin, La Tour, etc,)

se sont représentés en plusieurs

autoportraits dont l'ombre est


Courbet - Autoportraits


CONCLUSION

Cette approche de la détermination de la dominance cérébrale chez les peintres s'appuie sur des données scientifiques.

Elle repose sur l'observation de plusieurs éléments essentiellement picturaux, qui se doit d'être la plus objective possible.

Mais c'est seulement la convergence des résultats obtenus qui peut asseoir de manière plus ou moins significative la probabilité de cette dominance.


Il faut néanmoins souhaiter que cette approche puisse être un instrument supplémentaire pour mieux apprécier l'originalité de l'œuvre peint de certains artistes.

 

pour commentaires ou demande d'information supplémentaire:

 

Professeur Claude-Henri CHOUARD