Conséquences

de la Surdité

et

handicap

La surdité est le plus lourd handicap sensoriel.
Les anciens l'avaient bien mesuré, qui à Sparte précipitaient les sourds du haut d'une falaise pour en débarrasser la société, ou en Chine les jetaient à la mer.
Les mœurs ont changé, mais les conséquences de la surdité sont les mêmes. La plus commune est l'exclusion progressive dont elle frappe celui qui en est atteint, dès que ce handicap prend quelque importance.

L'audition est indispensable à l'acquisition du langage parlé.

Celui-ci est essentiel pour structurer l'intelligence et la développer à l'aide des informations reçues de l'extérieur. Celles-ci peuvent certes provenir de la vue ou du toucher, mais l'audition en est le vecteur principal. C'est pourquoi la surdité est si grave chez le jeune enfant, au contraire de la cécité.

Il faut donc bien opposer les surdités de l'adulte et celles de l'enfant.

L'adulte sourd va conserver son niveau intellectuel, la plupart de ses capacités, et pour lui l'exclusion progressive est finalement la seule conséquence qu'il ait à redouter.

Chez l'enfant sourd, c'est tout le développement intellectuel, professionnel et socio-affectif qui est en jeu. La gravité des conséquences dont il va pâtir dépend à la fois de l'importance de sa surdité et de la manière dont elle est prise en charge et palliée, mais tout autant de l'âge auquel va survenir ce handicap. Chez lui, en cas de surdité profonde, l'impossibilité d'apprendre à parler rend le risque d'exclusion encore plus important. Bien souvent celle-ci aboutit à la création d'un véritable ghetto, constitué de tous les sourds qui, comme lui, ne peuvent communiquer que par des signes ésotériques, et n'ont aucun autre moyen de communiquer avec le reste de la société.


LA SURDITE SURVENUE A L’AGE ADULTE

Nous allons envisager d'abord les conséquences de la surdité survenue à l'âge adulte. Elles sont pratiquement les mêmes, quelle que soit l'origine de la surdité. Leur sévérité dépend directement de la perte auditive.

Nous évoquerons en premier ce qu'entraîne une surdité de transmission.

Puis nous nous attarderons davantage sur le handicap d'une surdité de perception, car ses conséquences sont plus complexes, plus gênantes pour le patient, et plus difficiles à pallier, encore actuellement.

LES SURDITES DE TRANSMISSION

La surdité de transmission la plus couramment rencontrée est celle entraînée par une otospongiose bilatérale, affection bénigne car elle s'opère très bien, liée à un blocage osseux de l'étrier dans la fenêtre ovale.

Toutes les fréquences sont étouffées. Mais le message sonore, ainsi diminué globalement dans son intensité, n'est pas déformé quand il parvient aux centres auditifs, car l'oreille interne est normale.

Il suffit de parler plus fort pour que le sujet entende, et comprenne. Il n'y a qu'à libérer chirurgicalement le bloc osseux qui enserre l'étrier, pour qu'une audition normale soit retrouvée, si ce n’est, plus simplement, porter une prothèse amplificatrice, qui, mis à part les problèmes esthétiques qu'elle peut poser, permettra d'entendre normalement.

Mais cette surdité de transmission est néanmoins très gênante. On peut facilement s'en rendre compte en se mettant dans les deux oreilles un bouchon en plastique mousse expansif, qui obture très efficacement le conduit auditif externe. On réalise ainsi une surdité bilatérale avec 40 à 50 décibels de perte sur toutes les fréquences de l'audiogramme. Le silence obtenu est abyssal. Les voix les plus proches ne parviennent qu'assourdies, comme si on était en plongée par cinquante mètres de profondeur. Seuls émergent quelquefois les bruit amortis d'un objet qu'on heurte, ou d'une porte qui claque. Et, dans ce silence, on ne tarde pas à distinguer un bourdonnement léger, bruissement ou sifflement, qui est sans doute la perception de tous les sons légers de notre intérieur, si discrets qu'ils sont recouverts normalement par les bruits du dehors.

On imagine facilement les lourdes conséquences qu'une telle atteinte entraînerait dans les relations avec autrui, si on n'y mettait pas fin rapidement. Mais je ne m'attarderai pas sur elle, car ses conséquences sont devenues rares. En effet de nos jours, que ce soit par la chirurgie ou l'appareillage, on peut toujours redonner une audition presque normale à ces patients qui présentent une surdité de transmission.


LES SURDITES DE PERCEPTION

Tout différent est le pronostic des surdités de perception. Leurs mécanismes sont beaucoup plus difficiles à pallier, et leurs traitements n'ont pas souvent l'efficacité souveraine de la plupart des gestes chirurgicaux effectués dans l'oreille moyenne.
Car l'atteinte de l'oreille interne réalise des distorsions du message sonore, responsables de troubles de l'intelligibilité plus sévères, et beaucoup plus difficiles à pallier, même par les prothèses les plus modernes.
De plus, la surdité de perception s'accoupagne aussi très souvent d'un
acouphène, auquel s'associe parfois - lorsque la perte auditive est de gravité moyenne - une hyperacousie, paradoxale sensation sonore intense de certains sons pourtant très faibles.


Quelle que soit la cause d’une surdité de perception, ses conséquences sont identiques, et elles sont bien plus gênantes que celles des surdités de transmission, contre lesquelles on lutte aisément, ne serait-ce qu’en amplifiant la source sonore. Elles dépendent en outre de la sévérités des lésions réalisées, et tout un monde sépare la surdité de perception légère ou même sévère, de la surdité profonde ou totale.

Les surdités de perception légères ou sévères

La plus typique est la surdité progressive de l'adulte d'un certain âge, phénomène tout à fait physiologique, que l'on appelle la presbyacousie. Celle-ci s'apparente à la presbytie, car elle survient dans la deuxième moitié de la vie. Étymologiquement presbyte veut dire "vieillard", mais par extension son sens le plus commun désigne celui dont le cristallin, enraidi par l'âge, ne pleut plus accommoder et permettre la vision rapprochée. J'aime bien l'analogie entre les deux termes. Les conséquences bien banales de la presbytie, parfaitement corrigées par la pose de verres, donnent au terme presbyacousie une connotation tout à fait bénigne, qui ne correspond pas à la réalité.

La presbyacousie, rappelons-le, est liée à deux types de phénomènes.
Le plus important est l'
atteinte de l'organe de Corti, qui entraîne une diminution de la discrimination fine des fréquences, et une augmentation de la dynamique, c'est-à-dire du champ qui existe entre le moment où l'on commence à entendre, et le moment où cette audition devient douloureuse; on appelle ce phénomène le recrutement. Cette dynamique, qui est au moins de 100 décibels chez le sujet normal, se pince chez celui qui a une surdité de perception due à une atteinte de l'oreille interne. Non seulement le seuil de sensibilité s'élève - il faut anormalement augmenter l'intensité pour commencer à entendre - mais le seuil de sensibilité douloureuse s'effondre. Et si l'on augmente un peu l'intensité sonore, à peine a-t-on commencé à entendre, que la sensation ressentie devient douloureuse.

L'autre atteinte de la presbyacousie est de nature toute différente. Elle consiste en une
diminution du nombre des neurones et des connections inter-neuronales au niveau du cerveau, accompagnée d'une baisse de la mémoire, et notamment de la mémoire auditive. Mais cette deuxième atteinte est beaucoup plus tardive que la première. Ses conséquences s'apparentent au vaste champ des débuts de la sénilité hors de propos ici.
Cette atteinte pratiquement isolée de l'organe de Corti correspond à ce qui se passe dans la plupart des autres surdités d'oreille interne, quelle qu'en soit l'origine.
Elle entraine une diminution des possibilités d'analyse de la parole. Il devient moins aisé de distinguer les sonorités exactes des formants qui constituent les voyelles, qui permettent par exemple de différencier "ON" de "OU" ou "UI" de "I". De plus il est difficile aussi de reconnaître les variations très rapides de fréquence et d'intensité, qui caractérisent les consonnes et permet de les différencier entre elles. Cette confusion est à l'origine de troubles de l'intelligibilité du le langage courant, qui pendant longtemps n'attirent pas l'attention de celui qui en est la victime. Ils aboutissent souvent à des pataquès extravagants. En voici un florilège de ceux que mes malades m'ont rapporté :
- "et du pain ?". est entendu et compris "tu l'éteins ?" et le patient répond : "...mais je l'éteins quoi ? "
L'autre jour je demande à un de mes patients d'un certain âge, qui venait me voir parce qu'il était tout le temps enrhumé : "Est-ce que vous éternuez ? "Et il me répond : "mais, mon Dieu non, Docteur, pourquoi donc ? ". Je m'explique, et il finit par me confier qu'il avait compris: " est-ce que vous êtes armés?".
De toutes ces confusions, tout le monde rit, le patient lui-même au début. Mais ce rire bientôt devient grinçant, et l’on en arrive vite à cette classique et idiote histoire de deux sourds qui se rencontrent :
-Tu vas à la pêche ? demande le premier.
-Non, répond l'autre, je vais à la pêche.
- Ah ! Excuse-moi je croyais que tu allais à la pêche.
On se moque, vous le voyez, très rapidement de ces difficultés. Et il y a dans cette moquerie une des raisons de la tristesse du sourd. Nous en verrons une autre dans quelques instants.

Cette confusion se trouve majorée dès qu'il y a le moindre bruit de fond. Dans le brouhaha d'un dîner, d'une réception où tout le monde discute en tenant un verre, les choses deviennent catastrophiques pour beaucoup, à tel point d'ailleurs que le signe clinique caractérisé par cette difficulté à comprendre dans le bruit, a été baptisée " signe de la cocktail party ".
Pendant longtemps, ces confusions ne se produisent que lorsqu'il y a une diminution du débit de l'information. Celle-ci peut être liée, soit à une intensité sonore du locuteur relativement modérée, soit à une articulation pas tout à fait parfaite. Dans ces cas le sourd remarque vite qu'il y a des voix qu'il comprend bien, et que d'autres au contraire lui sont totalement incompréhensibles. Il s'en plaint et rend ces derniers responsables de ses difficultés. Souvent il leur en fait grief et leur témoigne une certaine rancœur. Celle-ci entraîne vite en retour l'acrimonie de ceux qui en sont injustement accusés.
Beaucoup de mes patients me disent: "Il y a des gens qui parlent dans leur barbe. Les jeunes d'aujourd'hui en particulier parlent tellement vite, et sans se donner la peine de prononcer, que je ne les comprends plus."
Bien sûr, les jeunes de maintenant parlent tout à fait normalement. Entre eux, ils se comprennent parfaitement. Mais notre patient, lui, n'a plus ses oreilles de vingt ans: il n'a plus la possibilité de saisir les milles et une variations du langage parlé habituel, aussi rapidement que lorsqu'il était jeune lui aussi, et avait une oreille normale. Alors il se renfrogne. Puisqu'il ne comprend pas ce que les autres disent, puisque les autres semblent lui en vouloir d'être distrait ou de ne rien comprendre, il se replie, il se renferme, il va progressivement fuir le contact des autres, et plus particulièrement éviter la foule, les fêtes et les activités de groupe. Il s'exclut peu à peu des autres. Ou plutôt son handicap l'exclut progressivement de la société.

Cette surdité a une autre conséquence. Le feed-back audition-phonation va entraîner une élévation de l'intensité de l'expression vocale du sourd. Comme celui-ci s'entend moins bien quand il parle, il a tendance à élever la voix. Ceci est un autre sujet d'énervement de la part de l'entourage d'un sourd. Beaucoup, dans sa famille ou parmi ses relations, lui disent souvent:
-Mais ne parle donc pas si fort !
Mais, inversement, dès qu'un son est un tant soit peu intense, comme la dynamique du sourd est très pincée, cette sonorité devient pour lui vite douloureuse. Aussi, quand on lui parle, le sourd proteste-t-il souvent auprès des quelques amis qui lui restent:
-"Mais ne crie donc pas si fort ! ". Et souvent même il ajoute :"Je ne suis pas si sourd !", alors que quelques instants plus tôt, n'entendant rien d'une phrase dite à intensité normale, il venait de réclamer qu'on parle un peu plus fort.

Car en effet ces patients entendent tous les bruits. Ils nous disent souvent:
-"Je ne suis pas vraiment sourd, puisque j'entends tous les bruits les plus fins ! Mais je ne comprends pas les gens quand ils parlent, surtout quand ils parlent trop vite".

Et c'est compréhensible. En effet les bruits d'une cuillère posée sur la table, le craquement d'un fauteuil, les clicks et les clacs de tout objet heurté ou frotté plus ou moins doucement, bien qu'ils soient très brefs et peu intenses, ont une composition sonore particulière. Ils contiennent toutes les fréquences ou presque. Mais à elles seules les fréquences graves portent le plus gros pourcentage de l'énergie que contient au total le bruit en question. Or, notre patient atteint de surdité de perception, entend généralement bien les fréquences graves. Il entend les bruits "les plus fins". C'est pourquoi, surtout au début de son handicap, il affirme que "il n'est pas sourd", mais que ce sont les autres qui ne s'expriment pas correctement.

Ces plaintes accumulées permettent de comprendre la raison des
conseils qu'il faut donner à l'entourage de ces patients.
Bien sûr il faut parler un peu plus fort, mais pas trop, à cause justement de ce recrutement, de ce pincement de la dynamique, qui fait très vite trouver les sons insupportables pour le patient.
Et puis, il va falloir parler lentement, et ceci pour deux raisons :

Par ailleurs, il va falloir articuler le mieux possible. Cette prononciation soigneuse oblige le locuteur à parler un peu plus lentement - on vient d'en voir l'intérêt - et surtout augmente les contrastes entre les différents phonèmes, en particulier entre les différentes consonnes.
En outre cela oblige la bouche du locuteur à mieux modeler la forme des cavités de son visage qui concourent à la création de ces phonèmes. Cette gymnastique faciale a pour effet supplémentaire de faciliter grandement pour le sourd la lecture labiale qu'il apprend - plus ou moins vite selon les aptitudes de chacun - à utiliser pour améliorer l'intelligibilité des paroles qu'il perçoit. Nous reparlerons ce cette lecture labiale à propos des possibilités thérapeutiques de ce type de surdité.

Ce fameux feed-back, dont je me plais à souligner la fréquence en matière d'audition, est responsable de la conséquence la plus grave de la surdité, cette exclusion progressive dont le sourd est victime. Peu à peu, la société est conduite à ne pas aimer les sourds, et à défaut de les jeter du haut d'une falaise, elle les rejette, elle ne s'intéresse guère à eux, elle essaie de les fuir.

C'est pour cela que les sourds sont tristes, alors que la plupart des autres handicapés sont généralement gais. Car finalement, être atteint de surdité un tant soit peu sévère, devient vite un drame, car l'entourage, malgré sa prévenance initiale, finit toujours par en vouloir plus ou moins consciemment au sourd. L'inattention de celui-ci à nos propos est ressentie involontairement comme du mépris. Surtout, ce handicap nous dérange, car il nous oblige, pour que nous puissions nous faire comprendre, à toute une gymnastique anormale : parler plus fort, se rapprocher de son oreille ; ou bien se reculer pour articuler avec soin, des lèvres et de la bouche, les mots découpés au ralenti ; voire même parler par geste, ou écrire rapidement sur un papier des phrases simplifiées, résumant sans nuance ce qu'on voulait dire.

Parler à un sourd, c'est déranger l'une de nos activités volontaires la plus automatique : le langage. Notre organisme supporte mal cette agression. C'est pourquoi, quelle que soit notre gentillesse, inconsciemment, nous n'aimons pas les sourds, car ils perturbent en nous quelque chose de très profond.

Un aveugle ou un paralytique nous dérange beaucoup moins. Les efforts que nous faisons pour améliorer leur misère, aider leur déplacement, les faire manger ou boire, sont des gestes qui ne modifient pas notre comportement normal : aider un aveugle n'implique pas pour nous de cligner des yeux très fort, par exemple, en supportant une vive lumière. Prêter secours à un paraplégique ne nous oblige pas à perpétuellement marcher à cloche-pied ou sur les mains. Aussi aime-t-on les aveugles, ou les paralytiques dans leur petite voiture : ils sont presque toujours gais. Mais les gens qui sont devenus sourds sont malheureux. Ils sont devenus tristes parce qu'ils comprennent qu'on redoute d'entrer en relation avec eux. Mais cela s'explique ! Leur infirmité nous oblige à dérégler pour eux les mécanismes automatiques de notre parole. Instinctivement, on les redoute, on les fuit. Ils le sentent, quelle que soit notre amabilité. Ils maudissent leur misère bien plus qu'une autre, parce que, à cause d'elle, on les aime moins.

Cette méfiance, très répandue, qu'on a inconsciemment de la surdité, explique pourquoi celui qui en est atteint cherche à la masquer le plus longtemps possible. En apprenant à reconnaître les mots à partir de la forme que prennent les lèvres pour les prononcer, il parvient, grâce à cette lecture labiale, à compenser plus ou moins son handicap, à le dissimuler. Porter une prothèse auditive, même s'il obtenait d'elle une bien meilleure audition, serait au contraire annoncer de loin sa misère. L'appareillage, dès qu'il est visible, est pour lui plus un signe délateur qu'une aide véritable. Il se sent suspect. Ce qui fait vendre un appareil, c'est souvent beaucoup plus son faible volume que ses performances acoustiques. Une prothèse ne devient esthétique que lorsqu'elle est miniaturisée, alors que, au contraire, l'astigmatisme, ce trouble de la vue qui ne peut guère être corrigé par des lentilles cornéennes, sera souvent, pour une femme prétexte à porter élégamment les lunettes les plus grandes possible.

Mais au moins, on peut mener une vie à peu près normale avec cette surdité, même si elle est sévère, tant qu'elle n'est pas complète. On conserve notamment la perception des sons graves et du rythme de la parole, même si on n'en comprend plus parfaitement le sens. Or ce rythme est essentiel pour aider la lecture labiale, moyen palliatif extraordinairement puissant, dont nous reverrons les détails au chapitre des traitements de la surdité.

La surdité profonde

Mais par contre, lorsque les choses s'aggravent et que cette ultime information sonore disparaît, lorsqu'on en arrive alors au stade de la surdité totale, alors brusquement tout change. Le jour et la nuit !

On n'imagine pas ce que cela peut être de ne plus rien entendre du tout ! Aucun message, si intense soit-il, ne peut plus être entendu. Seuls, peuvent être ressentis les bruits graves, assez forts pour faire vibrer la peau ou les os : le tonnerre, les vibrations d'un train, ou d'un camion qui passe. Le reste n'existe plus. Pas seulement la musique ou la parole des autres, ou de l'autre, mais aussi le bruit de ses propres pas, de sa propre voix, de son propre trousseau de clés qui tombe de la poche quand on sort son mouchoir. Le sourd total ne s'entend plus parler : alors, sa voix s'altère, devient aiguë, élevée, mais surtout monocorde, désagréable. Dans la rue, aux carrefours, la circulation sournoise lui fait peur ; les voitures silencieuses foncent sans prévenir. Les gens, de loin, croient que vous entendez. Ils ne voient pas que vous êtes sourd, tandis qu'un aveugle, on le reconnaît à sa canne blanche.

Le monde des bien-entendants est incapable d'imaginer le supplice psychologique qu'est la surdité totale.

On ne découvre l'infirmité d'un sourd que lorsqu'on cherche à communiquer avec lui. Alors, c'est lui qui ne vous voit pas. Il faut le toucher pour qu'il prête attention à vous - comme s'il faisait exprès de ne pas vous entendre, comme si, plutôt que de vous écouter, il préférait demeurer dans ses pensées. Et là encore, inconsciemment on lui fait grief de rester si distant. Aussi, peiné de ce rejet, le sourd se referme encore plus. Il sent qu'on lui en veut, mais il ne comprend pas pourquoi. Il a raison : c'est difficile à admettre, cette répulsion qu'on a de lui. Alors, il devient triste, et son entourage lui en veut encore davantage. Il fuit les réunions, les dîners, les fêtes de famille, car il se lasse de ne plus pouvoir y participer, de rester là inerte, comme un meuble vivant, auquel, avec une gentillesse appliquée, on ne s'intéresse que par instants.

Le sourd total est, de surcroît, souvent hanté de bourdonnements, de sifflements parasites, bruits subjectifs incohérents, assourdissants abrutissants dans leur inexistence, analogues à ces horribles douleurs d'un amputé, qui souffre toujours de ce membre laissé dans les tranchées.
La neurasthénie, la dépression, les troubles psychiques apparaissent - troubles du caractère et du comportement, déclarent souvent les psychiatres. Quelques sourds se suicident. La plupart s'adaptent, mais mal : leur vie est diminuée ; leur existence affective, professionnelle, amoindrie. Pourtant, leur intelligence est la même. Un ingénieur devient manutentionnaire, mais il a conscience de sa déchéance ; sa femme l'abandonne. Un homme affable devient un geignard et un raseur ; une jolie fille, un être fade, insensible, inquiétant, qui répond mal, un être sans attrait.

Autrefois, avant l'arrivée de l'implant cochléaire, cette prothèse électronique implantée dont je vais bientôt parler, le désespoir du sourd total était d'autant plus installé en lui qu'il savait qu'il n'y avait rien à faire ; tous les spécialistes consultés le lui avaient répété : il était condamné à perpétuité, enfermé à vie dans son silence. La perte de cet environnement sonore dans lequel il avait vécu était tellement insupportable, qu'il aurait accepté, pourvu qu'elle lui apporte quelques informations, la plus grosse de ces prothèses à boîtier et à fil, que de moins handicapés que lui refusent quotidiennement avec dédain. Mais jusqu'à ce que l'implant vienne directement stimuler son nerf auditif, rien n'était assez fort pour réveiller son organe de Corti desséché, fané, disparu. Rien ne pouvait plus lui transmettre le plus simple de nos messages parlés, de nos appels, de nos réponses. C'est à cause de cette impuissance que les premiers appareillages que nous avons pu proposer à ces patients au début de nos travaux, si volumineux, si encombrants, si peu performants fussent-ils dans leurs premières versions, ont néanmoins tout de suite été acceptés par ceux qui ont pu en bénéficier.

Nous verrons l'énorme progrès qu'a été pour ces patients l'implant cochléaire. Cette prothèse a transformé la plupart de ces victimes en gens normaux, encore gênés parfois pour comprendre bien sûr, mais bien intégrés dans la vie, et portant simplement à l'oreille un appareillage auditif d'aspect classique.


LA SURDITE DE L’ENFANT

Les conséquences de la surdité de l'enfant sont bien plus graves que celles de l'adulte. Chez eux, l'apport régulier et permanent d'informations est tellement nécessaire, que même les hypoacousies modérées, si elles sont permanentes, peuvent entraîner de graves troubles du développement psychique et relationnel.

Nous allons voir d'abord ce qui se passait autrefois.

En effet, les changements peu à peu apportés par les progrès thérapeutiques aident à comprendre le mécanisme de ces conséquences.

Ils font saisir l'origine de ces polémiques - heureusement en voie d'apaisement de nos jours - qui ont opposé, pendant plus de cent ans, les partisans d'un enseignement exclusivement porté, soit vers l'oralisation de ces enfants, soit vers leur apprentissage de la langue des signes.

Puis nous verrons la différence entre le retentissement d'une surdité profonde survenue dès la naissance, et celui d'une atteinte analogue apparue à un âge plus tardif, ayant laissé à l'enfant le temps d'apprendre à parler.

Pendant toute l'Antiquité et jusqu'à la Renaissance, l'enfant sourd, quelle que fut la sévérité de son handicap, était voué au mépris et à la déchéance la plus totale. Sans être muet a proprement parlé, car ses cordes vocales fonctionnaient très bien, il lui était impossible d'imiter sa mère en répétant ce qu'elle tentait en vain de lui apprendre: il n'avait rien à copier. Ne percevant pas les sons informes qu'il prononçait, il ne pouvait en corriger l'émission. Prenant conscience que ses efforts pour s'exprimer ne servaient à rien, progressivement il se renfermait, il devenait muet, même si son silence se ponctuait parfois de cris intelligibles.

Naturellement à l'époque aucun apprentissage chez lui n'était possible. De plus en plus rejeté de la société, qui autrefois était beaucoup moins prévenante à ses miséreux qu'aujourd'hui, il ressemblait peu a peu à un animal. Aristote estimait que l'absence de langage interdisait au sourd l'accès aux notions abstraites et morales. Pline, qui était pourtant naturaliste, disait qu'il n'y a pas de sourd-muet de naissance qui ne soit en même temps idiot. Le Moyen Age enfin était plein de ces malheureux qui hantaient les campagnes, les bas-fonds des villes, sorte de sous humains surexploités, si ce n'est battus ou abattus pour un rien.

Car, en ces temps-là, le sourd était déchu de tous ses droits; il ne pouvait hériter, ni se marier. L'Eglise le considérait comme sans âme, puisque sans parole, et leur interdisait de participer aux rîtes religieux.

Mais
c'est en Espagne, pays pourtant très catholique, qu'apparurent au XVIIe siècle les premiers éducateurs d'enfants sourds, nés de nobles fortunés.
Ces précepteurs spécialisés utilisaient un alphabet manuel. Leur but était d'apprendre à ces enfants, privilégiés malgré leur handicap, à lire et à écrire certes, mais surtout à parler.

Peu à peu ces tentatives trouvèrent écho dans les cours d'Europe, et amenèrent d'éminents savants à s'y consacrer. Cependant les difficultés et les échecs rencontrés dans ces efforts d'oralisation conduisirent peu à peu les chercheurs à trouver d'autres moyens de communication pour les sourds, que l'audition et la parole. C'est ainsi que WALLIS, célèbre mathématicien, connu pour ses travaux sur les valeurs de la lettre "Pi", destinée, entre autres propriétés, à mesurer la surface et la circonférence d'un cercle, ses études sur les fonctions exponentielles et logarithmiques etc. ... contemporain de Newton et de Bernoulli, consacra une bonne partie de sa vie à l'éducation des enfants sourds. Au début de ses efforts philanthropiques, il était un ardent partisan de l'oralisation de ces enfants. Mais progressivement il en vint de plus en plus à utiliser le geste, et créa en particulier un alphabet tactile sans doute un peu comparable à celui utilisé quelques années auparavant en Espagne. Avec lui, la gestualisation, pour la première fois, prenait le pas sur l'oralisation.

Mais en même temps en France, en découvrant les propriétés du cornet acoustique, on se rendit compte qu'un certain nombre de ces enfants sourds étaient capables de percevoir des sensations sonores, pourvu qu'on puisse parvenir à amplifier celles-ci.

Pour ces êtres relativement moins handicapés que les autres, il devenait possible de leur apprendre à parler.

Mais tous ces efforts ne bénéficiaient qu'aux enfants, dont les parents étaient suffisamment riches pour que des précepteurs, souvent hommes éminents, puissent s'occuper d'eux presque quotidiennement. Les enfants issus de familles pauvres continuaient comme par le passé à ne recevoir aucun enseignement particulier, et à connaître pratiquement la même déchéance que celle subie depuis des siècles.

Ce fut tout le mérite de l'abbé Charles de l'Épée de montrer que tous ces enfants, quelle que soit leur origine, ne devenaient ainsi ces êtres déchus, que parce qu'ils étaient sourds. C'est lui qui créa en 1760 la première classe gratuite spécialisée pour enfants malentendants. Mais en même temps il inventait un langage des signes méthodiques, bien différents des alphabets utilisés antérieurement.

Il s'agissait d'un nouveau mode de communication, différent de l'oralisation, dans laquelle chaque geste représentait une idée, un mot ou une phrase. L'abbé de l'Épée mourut en 1789. Mais l'abbé Sicard, son successeur, développa et codifia les travaux de l'abbé de l'Épée, réalisant en particulier le premier dictionnaire des signes. À sa suite, de nombreux chercheurs et rééducateurs se passionnèrent pour ce nouveau mode de communication, dont l'efficacité chez les enfants sourds profonds apparut très vite supérieure à tous les efforts d'oralisation que l'on pouvait tenter en vain chez ces êtres complètement sourds.

Cependant, si ce nouveau langage permettait aux sourds de communiquer entre eux et avec leur maître, il ne leur permettait pas d'entrer en relation avec les entendants.

Ceux-ci en effet refusaient, ou étaient incapables, de l'apprendre.

Peu à peu les sourds se retrouvèrent entre eux. Le langage gestuel les isolait à nouveau de l'immense majorité des gens qui entendaient, aussi radicalement que le faisait autrefois l'ignorance.

Ce mode d'expression et d'éducation prit néanmoins un grand développement à la fin du XIXe siècle, notamment aux États-Unis. Néanmoins, vers la même époque, les débuts de l'otologie, science de l'oreille et de la surdité, conduisirent bientôt les médecins de l'époque à remarquer qu'un certain nombre d'enfants parvenaient tout de même à apprendre à parler, pour peu qu'on leur fasse bénéficier de soins attentifs, utilisant divers moyens tactiles, visuels pour apprendre à parler. Faute de ces soins, ces mêmes enfants se retrouvaient tout naturellement orientés vers une prise en charge gestualiste, et venaient grossir la population de cette minorité de sourds purement gestualistes entièrement repliés sur eux-mêmes.

Le
Docteur Itard était un médecin qui avait découvert qu'on pouvait guérir certaines surdités de transmission en soufflant de l'air dans la trompe d'Eustache. Il était directeur de l'Institut des Jeunes Sourds à Paris. Il avait constaté que certains de ces enfants mal entendants, mais non sourds profonds, perdaient très rapidement le langage oral qu'ils avaient acquis, dès qu'ils se retrouvaient dans les centres où seul le langage gestuel était enseigné. Aussi fut-il un des premiers à s'opposer à ce mode de communication. Son successeur, le Docteur Blanchet, mit fin à cette exclusive temporaire, en rétablissant le langage gestuel pour la communication entre sourds, mais en préconisant que, simultanément à cet enseignement de la langue des signes, l'éducation auditive soit entreprise, avec poursuite persévérante des efforts d'oralisation. Il voulait lutter contre la ségrégation dont malgré eux étaient victimes les sourds gestualistes. Il estimait que les capacités intellectuelles du sourd ne pouvaient se développer favorablement que dans un monde élargi à la population tout entière, plutôt que dans celui qui restait limité aux sourds seuls. C'est aussi lui qui en 1948, tenta les premières expériences d'intégration des sourds en milieu scolaire normo-entendant. Mais là, comme par le passé, seuls les sourds issus de familles riches purent surmonter les difficultés de cette intégration, grâce à une éducation individuelle intense.

Ces deux méthodes, l'oralisme, et le gestualisme, qui toutes deux avaient pour but de faciliter la communication de l'enfant avec son entourage, auraient dû être complémentaires.
Or, pendant ces 150 dernières années, elles ont été compétitives l'une de l'autre, si ce n'est concurrente.

On peut s'en étonner. Cette opposition pourtant peut se comprendre. Chaque rééducateur, qu'il soit oraliste ou gestualiste, ne peut accomplir sa mission que s'il est vraiment convaincu que ses efforts sont indispensables à l'enfant, et que sa technique est la meilleure.

Toujours est-il qu'à la fin du XX° siècle et depuis plus de cent ans, oralistes et gestualistes se sont disputé l'éducation de ces enfants. Chaque école jettait l'exclusive sur l'autre, alors qu'il eut été de beaucoup préférable que les deux modes de communication soient associés et enseignés conjointement. Nous reviendrons au chapitre thérapeutique sur les modalités et les difficultés de ces deux techniques.

Juste après la deuxième guerre mondiale commencèrent à apparaître des prothèses auditives, certes encore encombrantes, avec un boîtier et des fils, mais bien moins volumineuses que les énormes engins disponibles depuis les années 20 et que seuls des adultes pouvaient utiliser. Ces nouveaux appareils purent alors être proposés aux enfants. Dès lors, on s'aperçut que la plupart d'entre eux, qui souffraient d'une surdité sévère mais présentaient encore des restes auditifs, pouvaient grâce à ces prothèses auditives être oralisé beaucoup plus facilement. Car avec ces appareillages ils entendaient, et l’on parvenait leur apprendre à parler. Simultanément, et en quelques années, on observa vite que les résultats étaient d'autant meilleurs que ces enfants avaient pu être appareillés plus tôt.

Ces constatations eurent deux conséquences.

  1. Tout d'abord l'évidence se fit jour peu à peu jour qu'il fallait absolument dépister la surdité de l'enfant le plus tôt possible, pour que celui-ci puisse bénéficier d'une prothèse auditive dès ses plus jeunes années, si ce n'est l'âge de six mois. C'est ainsi qu'on est arrivé à ce dépistage systématique de la surdité dans les maternités, auquel je faisais allusion au chapitre précédent, qui nous paraît tout à fait normal aujourd'hui.
  2. Par ailleurs, fort des résultats obtenus chez la très grande majorité des enfants, le monde médical préconisa - ce qui en soi était une bonne chose - d'appareiller précocement tous les enfants sourds, pour essayer de leur apprendre à parler. Néanmoins quelques-uns d'entre eux, parce qu'ils étaient sourds profonds, après des années d'un usage pourtant commencé précocement, ne tirèrent aucun profit de ces prothèses. Là encore ils ne purent être éduqués que grâce à l'apprentissage d'un mode de communication gestuelle.

Malgré cela, certains médecins et rééducateurs en vinrent cependant à prôner une éducation exclusivement oraliste. L'intention était bonne. Ils espéraient ainsi éviter à ces futurs adultes l'effet de ghetto dans lequel une éducation gestuelle pure les menait presque obligatoirement. Il y eut certains abus, qui bien sûr par la suite furent mis en épingle. Quelquefois, dans certaines écoles, on en arriva à attacher les mains des enfants derrière leur dos pour les empêcher de faire des gestes au cours de leurs efforts pour apprendre à parler.

Ces excès cessèrent d'autant plus vite que l'on ne tarda pas à se rendre compte que, quoi que l'on fît, il y avait un certain nombre d'enfants pour lesquels les prothèses les plus puissantes n'avaient pratiquement aucun effet auditif. Et d'ailleurs, dès qu'ils quittaient l'école au sein de laquelle ils étaient contraints de porter leur appareillage, ces enfants, aussitôt rentrés à la maison, abandonnaient celui-ci, et le cachaient dans un tiroir. Ces enfants, particulièrement handicapés, porteurs d'une surdité profonde, continuèrent néanmoins à bénéficier des efforts des éducateurs oralistes. Mais les résultats obtenus étaient tellement mauvais que tout naturellement le langage gestuel conserva tout son intérêt, car il était pour eux le seul moyen de communiquer et de se développer qu'on puisse leur proposer.

Cependant, cette éducation gestualiste exclusive aboutit obligatoirement à ce que le sourd profond ainsi éduqué ne puisse communiquer qu'avec des interlocuteurs connaissant également ce code de communication particulier qu'est cette langue des signes. Mais en dehors des éducateurs, ou de certains membres de la famille du sourd, de quelques intellectuels philanthropes, voire de quelques sourds partiels appareillés et entendants, il n'existe pratiquement personne dans notre monde actuel qui pratique ce langage ésotérique.

Si bien que peu à peu s'est constitué un véritable ghetto, rassemblant à la fois ceux qui n'ont que la langue des signes comme mode de communication, et le petit nombre de ceux qui, connaissant bien cette langue des signes, peuvent néanmoins entendre et parler, et sont ainsi capables de servir d'interprète, c’est-à-dire d'intermédiaire obligé entre ces handicapés et le monde extérieur.

Heureusement l'implant cochléaire est venu restreindre encore ce champ déjà très étroit, où l'application exclusive de la langue des signes était compréhensible et justifiée. En effet, cet appareillage implanté peut apporter une audition utilisable à plus de 90 % de ces enfants atteints de surdité profonde. Cette prothèse implantée transforme un enfant sourd profond en un enfant ayant une surdité partielle et portant un appareillage. Grâce à l'audition ainsi apportée, l'apprentissage du langage est possible, et le langage des signes n'a plus qu'un intérêt d'appoint.

Importance de l'audition dans le développement cérébral de l'enfant

Pour mesurer l'importance de l'audition dans le développement cérébral de l'enfant, et l'urgence, pour lui, d'entendre des messages sonores le plus tôt possible, je vais raconter les résultats d'une expérimentation animale que nous avons pratiquée dans mon laboratoire au début des années 80. Ce travail déjà ancien reste toujours d'actualité, et ceux qui l'ont suivi n'ont fait qu'en confirmer les données essentielles.

Nous avons pris les trois bébés cobayes nés de la même nichée:

les 2 cobayes de droite ont été assourdis dès leur naissance, en détruisant chirurgicalemnt leurs deux oreilles interne

seul le cobaye de droite a été implanté

le cobaye de gauche est resté normal

Après une quinzaine de jours, correspondant au délai normal de sevrage, les trois animaux ont été mis dans des cages séparées. Celui qui était implanté était relié par un fil à l'émetteur extérieur d'un implant rudimentaire, grâce à un connecteur tournant, qui lui permettait de se déplacer dans sa cage comme il le voulait. Ces trois animaux étaient soumis à l'environnement sonore normal de l'animalerie.

Nous avons effectué cette expérience sur une vingtaine de nichées.

Après des délais variables, nous avons sacrifié les animaux et découpé leur tronc cérébral en tranches étagées très fines comme celles d'un saucisson.

Chaque coupe a été agrandie au microscope; l'image des noyaux cochléaires, formations auditives situées dans le tronc cérébral, a été dessinée, agrandie à l'échelle 100, sur une feuille de papier, et la surface ainsi délimitée a été mesurée.

sur cette coupe de l'encéphale du cobaye, les noyaux cochléaires sont en rose
Moyenne, sur vingt nichées, du volume des noyaux cochléaire.

A gauche: sujet normal. Au milieu: sujet sourd non-implanté. A droite: sujet sourd, mais implanté.

En tenant compte de l'épaisseur de chaque coupe, et de l'aggrandissement de son dessin - cette technique s'appelle la méthode Born - nous avons pu apprécier le volume de chacun de ces noyaux.

En répétant ces mesures sur l'ensemble des animaux que comportaient les vingt nichées étudiées, nous avons eu une vision significative des résultats obtenus.

Nous avons alors pu constater que le volume du noyau cochléaire du cobaye assourdi dès la naissance et demeuré sourd était considérablement diminué, et ne représentait que 30 % environ de celui du cobaye entendant normalement. La surdité totale avait entraîné, au cours du développement de l'animal, une atrophie de son noyau auditif.

Par contre, le noyau du cobaye assourdi mais implanté était de volume presque normal, atteignant plus de 70 % du volume de celui qui n'avait pas été assourdi.

Il apparaissait donc qu'en fournissant une information déclenchant des signaux nerveux dans le nerf auditif et dans les noyaux cochléaires du tronc cérébral, on empêchait l'atrophie de ces noyaux.

Mais nous nous sommes aperçus également que l'implant cochléaire devait être mis en marche avant une date limite au-delà de laquelle cet effet prophylactique contre l'atrophie déclenchée par la surdité n'apparaissait plus. Cette date limite était de 45 jours chez le cobaye. En comparant de nombreux paramètres, tels ceux de la taille, du volume du cerveau, de l'âge auquel survenait la puberté aussi bien chez le cobaye que chez l'homme, nous sommes arrivés à une date critique correspondant à peu près chez l'homme à un âge entre 2 et 5 ans.

Or c'était là exactement la même date critique, bien connue des rééducateurs, avant laquelle l'appareillage conventionnel d'un enfant sourd devait être effectué pour en obtenir des résultats satisfaisants, non seulement sur l'audition, mais sur le développement du langage.

Dès lors on comprend l'urgence qu'il y a, d'une manière très générale, à faire entendre les jeunes enfants sourds le plus tôt possible.

L'importance de la surdité conditionne bien sûr le type de l'appareillage:

Mais en matière d'implant, l'urgence est très grande. Si cette prothèse implantée est proposée après trois ou quatre ans, la compréhension et les changements linguistiques vont progresser beaucoup plus lentement que chez un en fant implanté avant deux ans.


Nos observations des noyaux cochléaires du cobaye permettent d'en comprendre la raison. Il semble que la partie auditive du cerveau de ces patients déjà grands soit tellement atrophiée, que ces sensations sonores tardivement fournies ne puissent plus être intégrées et mémorisées, de manière à permettre la compréhension des messages qu'ils véhiculent, et par ricochet l'amélioration de leur langage.

Cette inefficacité relative de l'implant cochléaire lorsqu'il est mis tardivement, est encore plus manifeste s’il est proposé à des sujets sourds congénitaux adultes, et d'ailleurs de nos jours cette indication n'est plus envisagée qu'exceptionnellement.

Lorsque la surdité survient après l'acquisition du langage les conséquences seront moins graves. Mais elles dépendront néanmoins de l'importance de cette surdité, et, là encore, de l'âge de l'enfant au moment où elle est apparue. Une surdité de 30 décibels seulement, telle celle d'une otite séreuse liée à des angines ou des rhumes à répétition, peut passer inaperçue jusqu'à l'école. Elle entraîne des troubles de l'attention, auxquels heureusement les professeurs sont maintenant sensibles. Ce sont eux d'ailleurs souvent qui attirent l'attention des parents sur l'éventualité de cette surdité.

Mais lorsque la surdité est totale, telle par exemple à la suite d'une méningite ou d'une fracture du rocher, tout ce qui a pu être acquis avant l'accident va se perdre d'autant plus vite que l'enfant était plus jeune quand il est devenu sourd. Si rien n'est fait pour redonner de l'audition à un enfant sourd à la suite d'une méningite quand il a 6 ans par exemple, en quelques mois son élocution va s'altérer, et rapidement son langage va disparaître. Si bien qu'à l'âge adulte cet enfant pourrait se retrouver dans le même état que celui d'un enfant né sourd congénital profond. Là aussi, l'implant cochléaire a transformé aujourd'hui le pronostic de ces surdités totales, en permettant à ces enfants de conserver et d'enrichir leur langage, et de poursuivre leur développement intellectuel.

Ainsi, nous venons de le voir, la surdité n'est plus ce qu'elle était.

Plus question aujourd'hui de ne savoir comment aider ceux qui en souffrent. Notre arsenal thérapeutique s'élargit d'année en année. Nous allons voir maintenant ce que nous pouvons pour eux aujourd'hui.

retour en haut de page