L'oreille Absolue

Professeur Claude-Henri CHOUARD

à l'occasion des Journées de l'Audition de 2011,

ce site a été révisé le 21 février 2011

L’oreille absolue, c’est l’aptitude que possèdent certains musiciens à reconnaître et déterminer le nom d’une ou plusieurs notes successives ou simultanées sans référence préalable, associée à une capacité de discrimination fine des fréquences qui leur permet de reconnaître des notes très rapprochées, donc très brèves. Non seulement ils savent combien de notes ils ont entendues dans cet espace de temps restreint, mais ils peuvent également reconnaître et nommer la hauteur et le timbre des tonalités qui ont été émises.

Certains musiciens sont ainsi capables d’identifier jusqu’à quatorze ou quinze notes déferlées en une seconde. De même qu’ils peuvent disséquer les harmonies les plus riches et les plus brèves, et en dire tous les composants, identifiant les instruments qui les ont générées de façon intuitive et immédiate, parce qu’ils usent de cette faculté comme une sorte de réflexe permanent et subconscient. De plus ils sont capables de distinguer des intervalles de fréquences infimes, qui varient avec la hauteur de la note, correspondant, à peu près, à 1 Hz pour le la-3.s.

C’est l’expression physiologique la plus étonnante des prouesses physiologiques dont l’oreille musicienne est capable.

L’oreille absolue est différente de ce qu’on appelle l’oreille relative, commune à tous les musiciens professionnels, qui consiste à reconnaître ces notes, à condition que leur soit fournie au préalable une référence sonore. Cette faculté assez extraordinaire a suscité passions et controverses.
Car ce qui caractérise aussi l’oreille absolue, c’est une mémoire auditive exceptionnelle. Cela implique, pendant toute la durée de l’apprentissage musical, l’emploi de références fréquentielles précises et constantes, pour pouvoir coder les caractères physiques de toutes les sonorités musicales et mémoriser l’image fréquentielle de chacune d’entre elles de façon particulière, ce qui rend possible quand elles surviennent ensuite isolément, d’en reconnaître la nature, et de lui donner son nom. Ce codage implique, pour se constituer, une pratique assidue dès l’enfance. Mais il n’a trouvé toute sa précision que dans la musique occidentale : c’est notre solfège. Pour ces raisons, il semble que l’oreille absolue n’existe pas dans les autres civilisations musicales.


L’intérêt de l’oreille absolue a fait ces dernières années l’objet de futiles polémiques. Est-il utile de la posséder ? Confère-t-elle aux musiciens une « supériorité » dans l’exercice de leur art, au regard de ceux qui n’ont « que » l’oreille relative ? Peut-on la développer chez les étudiants en musique et faut-il tenter d’y parvenir ?
Ces questions se sont posées pour deux raisons, sociologique et scientifique.

D’abord est apparue la mode d’exhumer et de faire entendre des œuvres musicales oubliées, ou créées avant le tempérament équilibré, généralisé avec Jean-Sébastien Bach.

Ensuite, le culte de la musique « baroque »

ce terme a lui seul mériterait discussion:

o n pourra se reporter à la pertinente présentation de Frédéric Dassas de la réédition de l’ouvrage

d’Eugenio d’Ors, Du Baroque, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2000.

a assuré sa diffusion en se démarquant de la musique habituelle par l’emploi d’un diapason très inférieur au la-3 à 440 Hz. Ces deux changements dans le codage physique des sons – tempérament et diapason de référence – ont entraîné des distorsions auditives chez les musiciens qui possèdent l’oreille absolue. Mais, à cause de la précision de leur mémoire auditive et de la finesse de leur oreille, ils étaient les seuls à les ressentir. Comme ils étaient peu nombreux, leurs protestations n’ont guère eu d’écho : au contraire, la vivacité de certaines réactions – celle de Gérard Zwang notamment – a peut-être empêché qu’on les prenne au sérieux.

 

 

la personnalité et les travaux du Dcteur Gérard ZWANG, qui a l'oreille absolue et demeure un farouche opposant aux variations "baroques" du diapason, sont relatés dans le livre publié chez Gallimard

"L'oreille musicienne: les chemins de la musique de l'oreille au cerveau"

dont j'ai revu et augmenté la seconde édition, qui est recemment parue en livre de poche dans la collection FOLIO

 
 
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Le nouvel intérêt des chercheurs pour l’étude de la musique les a conduits à s’intéresser à l’oreille absolue, et leurs travaux sont venus objectiver ses particularités anatomiques, expliquer ses mécanismes physiologiques, préciser sa filiation génétique, que laissait supposer l’histoire de la musique. L’ensemble de ces recherches confirme que l’apparition de l’oreille absolue exige à la fois un don inné, qui doit aussi être mis en valeur par une connaissance précoce et une pratique assidue du solfège, qui permet, si ce code conserve une référence fixe pour le la-3 – quelle que soit sa valeur –, d’apprendre à reconnaître, puis nommer les sonorités musicales.
À part les physiologistes de l’audition, dans l’environnement musical d’aujourd’hui l’oreille absolue n’intéresse plus grand monde. Elle serait de plus en plus rare. Les libertés de la musique contemporaine et le désordre du baroque sont peut-être responsables de sa disparition. Mais j’ai été fasciné, comme beaucoup de chercheurs, par cette petite merveille physiologique. Comment peuvent s’expliquer ces performances qui sortent du commun ? Pourquoi existe-t-il des musiciens aux oreilles plus sensibles, et parmi eux des virtuoses ? Avoir l’oreille relative exige aussi un long entraînement, mais on peut y parvenir et devenir un excellent musicien, si on lui consacre assez de temps. C’est une qualité qui peut s’acquérir, même si on se met à la musique tardivement. Par contre, si l’éducation musicale et la pratique instrumentale ne commencent qu’à l’âge adulte, il est presque impossible d’acquérir l’oreille absolue par le travail et l’exercice. C’est un don du ciel, un cadeau génétique de la nature, souvent transmis de génération en génération, mais qui ne s’épanouit que s’il est cultivé très jeune, dans un milieu musical.

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Claude-Henri Chouard

 

Essayons de détailler la double origine de l’oreille absolue.

J’ai conduit une étude, à la fin des années 80, qui a porté sur plus de huit cents musiciens de l’Orchestre national de France de celui de l’Opéra de Paris et des élèves du Conservatoire national de musique de Paris 1. Cette étude comportait une prise en compte de l’environnement des débuts musicaux de ces artistes et des examens de l’audition, en particulier la mesure du taux des otoémissions, ce qui m’a amené à démontrer que cette particularité de l’oreille musicienne procédait de deux phénomènes différents.

 

LES FACTEURS GÉNÉTIQUES

Indubitablement, des facteurs innés, c’est-à-dire une oreille « musclée » et une bonne mémoire, concourent au développement de l’oreille absolue. On les retrouve dès qu’on se penche sur la filiation des grands musiciens. Prenons par exemple la famille des Bach : une prédisposition musicale semble bien exister, qui se transmet de parents à enfants, d’autant plus naturellement que les deux parents sont eux-mêmes musiciens. Mais comment distinguer l’importance de ce facteur génétique, quand, dans la plupart des cas, les musiciens ont été initiés dès leur enfance à la pratique d’un instrument et du solfège par leurs parents, musiciens eux-mêmes ? Ainsi, Mozart, qui avait sûrement l’oreille absolue, l’aurait-il développée et serait-il devenu ce qu’il a été si son père Léopold n’avait pas été musicien lui-même ?
Le caractère héréditaire de ce facteur inné chez les familles de musiciens ayant l’oreille absolue a été démontré il y a vingt ans par un auteur américain .

Profita J., Bidder T.G., « Perfect pitch. », Am J Med Genet., 29 1988, p. 763-771.

Ce chercheur a observé que la transmission de cette particularité s’effectuait selon une des lois de la génétique tout à fait classique, la dominance autosomiale récessive à faible pénétration.
J’ai objectivé et quantifié le processus qui permet une analyse et une discrimination fine des fréquences chez le musicien. Chez un sujet normal, musicien ou pas, ce pouvoir est directement lié, rappelons-le, aux propriétés contractiles des cellules ciliées externes de l’organe de Corti, qui accentuent la sensibilité des fibres nerveuses aux mouvements des liquides labyrinthiques et augmentent considérablement la subtilité de la discrimination fréquentielle. La mesure des otoémissions provoquées par la mise en jeu sonore de ces cellules ciliées externes permet de quantifier leur contraction, c’est-à-dire le pouvoir discriminateur de l’oreille. C’est en décrivant ce phénomène, au chapitre II, que j’avais parlé d’oreille « musclée », en raison de la structure chimique quasi musculaire de ces cellules. Au début des années 90, au moment où cette technique d’exploration de l’oreille interne devenait réalisable, j’ai étudié cette fonction chez les musiciens professionnels que j’avais déjà approchés quelques mois auparavant et me suis aperçu que ceux possédant l’oreille absolue avaient des cellules ciliées externes beaucoup plus « musclées » que celles des musiciens possédant l’oreille relative. La quantité des otoémissions provoquées obtenue était différente pour chaque groupe, et de manière statistiquement significative.
J’ai retrouvé également ces valeurs élevées sur divers sujets non musiciens dans une population identique en âge, mais je n’ai pas eu l’occasion de vérifier si cette constatation suivait les mêmes lois génétiques que celles mises en évidence par notre auteur américain. Je pense, toutefois, que si ces sujets n’avaient pas l’oreille absolue, même si certains étaient d’excellents guitaristes ou joueurs de jazz, c’est qu’ils n’avaient aucune notion de solfège. On retrouve là ce que nous expliquait Julian Rachlin.
Grâce à ce taux important d’otoémissions provoquées, véritable don de la nature, c’est en jouant très tôt d’un instrument de musique et en apprenant le solfège qu’un jeune enfant pourra acquérir l’oreille absolue.
Nous l’avons dit, l’oreille absolue implique aussi une excellente mémoire. On peut la développer en la faisant travailler, mais certains sujets, plus doués que d’autres, se souviennent de tout et apprennent tout très vite. On n’a pas encore de moyen objectif pour quantifier cette faculté : je la rangerais plus volontiers dans les facteurs innés que dans les compétences acquises par le travail.

 

LES FACTEURS ENVIRONNEMENTAUX :
APPRENTISSAGE, SOLFÈGE
ET DIAPASON

J’ai démontré, également de manière statistiquement significative, que l’existence de l’oreille absolue est directement en rapport avec la précocité des débuts instrumentaux et la qualité de l’environnement musical familial. Un long apprentissage musical est aussi indispensable.
On a tenté vainement de prouver que l’oreille absolue ne dépendait pas de la pratique musicale. On a échafaudé de nombreux tests, proposés pour déceler cette propriété chez des sujets non musiciens. Les épreuves consistaient à leur demander d’apprendre le nom de notes, constituées de sons purs proposés séparément, puis de les reconnaître et de les nommer correctement au cours d’une série de tests aveugles. Quels qu’aient pu être les efforts de ces sujets, qui étaient pourtant des adolescents de moins de vingt ans aptes à un apprentissage rapide, ce fut un échec complet. Cette impuissance s’explique parce que la mémorisation des sons proposés et leur détermination nécessitent un délai d’autant plus long que le sujet est moins jeune. Les temps d’apprentissage de ces expériences étaient de quelques jours à peine, c’est-à-dire manifestement bien trop courts pour que les sujets testés puissent apprendre le codage requis.
En outre, fait très significatif, les résultats de ces tests ont été très mauvais chez certains sujets musiciens ayant l’oreille absolue, car les sons présentés n’étaient pas des notes de musique instrumentale, mais des sons purs, sans harmoniques, à la reconnaissance desquels ces musiciens n’étaient pas accoutumés, ce qui souligne l’importance des harmoniques dans la personnalisation des sonorités musicales, et combien, si on parle d’oreille absolue, il est important de préciser le code de référence et le type de culture musicale.
La mémoire auditive est aussi essentielle pour apprendre à reconnaître les notes que la mémoire manuelle peut l’être pour jouer d’un instrument. Il ne suffit pas d’entendre des signaux. Il faut encore que les centres cérébraux aident à leur compréhension en faisant appel aux souvenirs sonores, progressivement accumulés depuis l’enfance. Le nouveau-né, s’il est vrai qu’il réagit aux sons et présente certaines affinités fréquentielles que j’ai évoquées plus haut, en fait ne comprend rien, ou presque, aux messages qu’il reçoit. Même si sa vie intra-utérine lui a fourni une expérience musicale intense, il n’a guère de références dans sa mémoire encore presque vide auxquelles rattacher ce qui, pour lui au début, n’est que bruits ou murmures.
Dès que l’on parle d’oreille absolue, il faudrait préciser le code de référence du solfège qui lui a donné naissance. On le dit rarement, car implicitement on suppose que le la-3 vibre à 440 Hz, c’est-à-dire la norme officielle et habituelle. C’est un détail important, en ces temps baroqueux au diapason volage, car l’oreille absolue mémorise une à une les valeurs absolues des harmoniques et du fondamental de chacune des notes émises par les différents instruments de la musique occidentale, même quand celle-ci se fait microtonale. Chaque note a sa place propre dans la mémoire des sujets qui ont l’oreille absolue. Mais chacune de ces valeurs est fonction de la valeur du la-3, et toutes vont changer, si le la-3 vibre à 420 Hz au lieu de 440 ; elles deviendront alors toutes méconnaissables, véritablement anonymes, sans identité pour celui dont l’oreille absolue est née d’un la-3 à 440 Hz. Bien sûr, les intervalles, résultats d’une fraction définie par deux valeurs fréquentielles, ne changeront pas avec le diapason. Que celui-ci vibre à 430 ou 420 Hz, si la tonique est ce la-3, la seconde note de la quinte, par exemple, dont la fraction qui la définit (3/2) égale 1,5, vibrera à 645 Hz ou 630 Hz. Ces rapports 645/430 ou 630/420 seront tous deux égaux à 1,5. Mais, pour l’oreille absolue, chacun des nombres qui définissent ces nouvelles fréquences constituant ces intervalles, en eux-mêmes, pris un à un, ne correspondent à rien dans sa mémoire ; c’est cette absence soudaine de concordance qui est plus ou moins pénible.
L’oreille absolue est à la fois une mémoire de la valeur de chaque fréquence et une aptitude à discriminer les différences de fréquences les plus fines. C’est la conjonction de ces deux facultés qui est exceptionnelle, et leur mariage qui est fascinant. Il arrive, à certains chercheurs américains employant habituellement l’expression « absolute pitch », d’utiliser le terme « oreille absolue » à propos de sujets, musiciens, bien sûr, qui ont une mémorisation importante, mais qui n’ont pas cette faculté de discrimination. Aussi ces fausses oreilles absolues ont-elles des scores de reconnaissance des intervalles mélodiques ou harmoniques très inférieurs à beaucoup de musiciens qui n’ont que l’oreille relative. D’ailleurs, dans la cohorte des musiciens que j’ai observés, certaines oreilles relatives avaient des taux d’otoémissions particulièrement élevés : leurs cellules externes très musclées leur permettaient de très fines discriminations, mais leur mémoire n’avait pas pu emmagasiner les valeurs absolues de chaque note, généralement parce que ces sujets avaient débuté leur apprentissage musical relativement tard dans l’adolescence. Pour reconnaître une note, ils se servaient chaque fois d’une référence dont ils savaient le nom, ce qui leur permettait de nommer celle qu’on leur proposait.

Depuis cinq ans environ, de nombreux travaux sur l’oreille absolue ont enrichi nos connaissances. Je l’ai évoqué dans les pages précédentes, le planum temporal gauche, déjà plus volumineux que le droit, est encore plus développé chez les musiciens qui ont l’oreille absolue. La proximité de ce planum avec l’aire de Wernicke, impliquée dans la compréhension du langage, rend compte des observations physiologiques qui localisent dans l’hémisphère gauche cette reconnaissance de chaque note grâce à l’appréciation quantitative absolue de ses composantes fréquentielles, dont nous avons vu la particulière finesse. Le PETscan, puis la magnétoencéphalographie, effectués chez des musiciens ayant l’oreille absolue ont détaillé ce phénomène, en montrant qu’il consiste non seulement à différencier la hauteur tonale isolée de chacune des fréquences composant les harmoniques et le timbre, mais aussi à reconnaître des changements temporels brusques, tels ceux que l’on rencontre dans les consonnes explosives. Les facultés cérébrales propres à l’oreille absolue utilisent sûrement une partie des fonctions de l’intelligibilité de certaines consonnes dites explosives, telles p, t, g, etc., qui comportent des changements très rapides de leur structure fréquentielle et sont analysées dans la zone la plus postérieure du planum temporal. D’ailleurs, les musiciens me disaient qu’ils « voyaient » les notes, certains précisaient même « comme un être vivant ».
L’oreille absolue fait entrer en action la partie postérieure du lobe frontal gauche, qui traite l’apprentissage et les associations conditionnées, tandis que l’oreille relative fait appel au cortex frontal inférieur droit, où siège la mémoire de travail. Par ailleurs, pour reconnaître le timbre et la hauteur d’une note, le travail cérébral qu’effectue l’oreille absolue est plus rapide et plus simple car il active un plus petit nombre de neurones que ne le fait une oreille relative 3.

Certains chercheurs se sont posé la question de savoir si ces différences anatomiques cérébrales sont la cause ou simplement la conséquence de l’oreille absolue. En fait, on sait aujourd’hui que l’hypertrophie précoce du planum gauche est une conséquence de la dominance cérébrale, qui localise le plus souvent les centres du langage de ce côté. Et nos connaissances des mécanismes de la plasticité cérébrale rendent tout à fait plausible qu’une pratique assidue et précoce de la musique puisse accentuer cette hypertrophie, comme elle le fait pour le corps calleux 4.
On a observé que les sons purs donnent, dans l’aire auditive gauche, des réponses cérébrales d’autant plus amples que la langue maternelle des sujets testés comporte davantage de voyelles de structure fréquentielle complexe 5. Cela incite à se demander si le don des langues n’a pas une origine comparable à celle de l’oreille absolue. Il se retrouve chez tous les peuples, mais il est plus développé chez les Russes et les Hongrois, dont la langue maternelle implique la distinction de variations fréquentielles particulièrement subtiles. L’apprentissage de la reconnaissance fréquentielle commence peut-être dès la fin du stade intra-utérin, et cela pourrait expliquer à la fois le goût de ces populations pour le chant et la musique, mais également l’aptitude de beaucoup d’entre eux à apprendre aisément des langues étrangères sonographiquement plus simples.

Quelle est la fréquence de l’oreille absolue ? On ne peut apprécier cette prévalence qu’au sein d’un groupe de musiciens. En considérant a priori comme ayant l’oreille relative tous les musiciens qui n’ont pas répondu à mon questionnaire, 20 % des musiciens professionnels semblent dotés de l’oreille absolue. D’autres études quantitatives proposent des pourcentages du même ordre, ou un peu plus importants chez les Asiatiques, sans préciser leur langue maternelle 6,7. Dans la langue thaï, on l’a vu, les mots monosyllabiques sont des sonorités périodiques qui ont une valeur sémantique différente en fonction de la fréquence de leur fondamental ; on constate des phénomènes analogues dans la langue chinoise 8. Cette particularité aiderait à acquérir l’oreille absolue, pourvu que la pratique musicale du sujet comporte un solfège ayant la précision écrite, quasi scientifique, de la musique occidentale, ce qui est loin d’être le cas pour les musiques asiatiques.
Il me semble en outre que cette moins grande fréquence de l’oreille absolue observée également aux États-Unis puisse s’expliquer aussi par l’habitude qu’ont les musiciens anglo-saxons de nommer par les lettres A, B, C, etc. les notes la, si, do, etc. Beaucoup de nos musiciens nous ont rapporté les difficultés qu’éprouvent leurs confrères anglo-saxons à « voir » les notes, lorsqu’ils les jouent ou lorsqu’ils les imaginent, à cause de cette détermination par des lettres. Ils envient la facilité qu’ont les musiciens latins ou slaves à personnaliser ces notes, par un véritable nom. Cette hypothèse, qui expliquerait la rareté apparente de l’oreille absolue chez les peuples anglo-saxons, est étayée par un travail qui montre le rôle de la formulation imagée dans l’analyse et la perception musicale 9.
James Conlon a souligné la place que tient le solfège dans les pays latins, notamment la dictée musicale dans l’enseignement en France. L’apprentissage assidu de la reconnaissance nominative des notes, propre à notre pays, explique aussi sans doute pourquoi l’oreille absolue y est moins rare.

Les musiciens qui ont l’oreille absolue reconnaissent avec évidence son utilité. Ceux qui l’ont contestée, dans notre questionnaire, avaient l’oreille relative. Comme Zwang l’a souligné, les oreilles absolues semblent souffrir des dissonances, parce qu’elles y sont plus sensibles 10. Nous avons remarqué que beaucoup d’oreilles absolues se plaignaient des variations, notamment baroques, du diapason.
Il n’est pas inutile de détailler l’origine de ces doléances. Pour les comprendre, il faut se rappeler que la première circonvolution temporale gauche de ces sujets a inscrit dans leur mémoire auditive les valeurs en hertz de chacune des vibrations qui constituent les notes de tous les instruments, de tous les modes de notre musique occidentale basée sur le tempérament égal. On sait qu’il ne s’agit pas seulement du fondamental de ces notes, mais aussi de leurs harmoniques, ce qui permet à ces musiciens d’apprécier particulièrement toute la subtilité de l’instrument responsable. La précision de ce codage est, nous l’avons vu au chapitre premier, de l’ordre de 4 à 5 savarts, c’est-à-dire un peu moins que l’un des trois commas, qu’il soit pythagoricien, zarlinien ou de Holder. Toute note isolée, ou incluse dans un intervalle, dont le codage absolu excédera cette tolérance, sera ressentie comme dissonante et fausse.
Entre 440 et 430 Hz, la distorsion reste modérée : le quart de ton est presque tolérable. Au-delà, dès lors que le décodage atteint au moins le ton, les distorsions s’atténuent également, et les changements ressentis sont comparables à ceux d’une transposition qui change la gamme et le mode mais conserve à chaque note la valeur absolue qui la définit. Il faut d’ailleurs remarquer que cet intervalle minimum, le ton, est celui qui autrefois, dans les églises du XVIIe siècle, séparait la tonalité de « chambre » de la tonalité du « chœur » – l’orchestre et les chanteurs – et faisait chanter les fidèles un ton plus bas que ne jouaient les instrumentistes. Et dans toutes les transcriptions que les compositeurs ont pu effectuer de leurs propres œuvres, il n’y en a guère qui soient inférieures à cet intervalle.

Il faut savoir que le vieillissement de l’oreille entraîne une distorsion progressive vers les aigus de la sensation perçue par rapport au signal sonore réel, qui s’explique par la disparition de la perception des fréquences supérieures à 6 kHz, ce qui supprime l’audition des harmoniques les plus élevés et entraîne, nous l’avons vu, une impression d’élévation de la hauteur du son fondamental de chaque note. Ce phénomène est général, mais demeure habituellement inaperçu. Les musiciens qui ont l’oreille absolue, passé la soixantaine, s’en plaignent au contraire 11. Cette distorsion interdit à un violoniste de continuer à jouer juste, malgré toute son expérience, mais n’empêcherait théoriquement pas un pianiste de poursuivre sa carrière. On sait malheureusement que la musique devient pour eux si désagréable que bien peu continuent à en jouir et à la pratiquer 12. Mais aucun des musiciens ayant l’oreille relative ne s’est plaint de ces distorsions : comme ils identifient mal une note isolée sur la seule valeur absolue de son fondamental et de ses harmoniques, ces distorsions peuvent se résumer en une transposition qui ne change guère la valeur des intervalles.

 

 

 

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