Référence : Chouard CH, Meyer B, Chabolle F. Napoléon souffrait-il du Syndrome d'Apnées du Sommeil ? Ann. Oto-Laryng. (Paris). 1988 ; 105 : 299-303.
Napoléon avait la réputation de dormir peu, de se réveiller plusieurs fois au cours de la nuit pour travailler. Mais dans le dernier quart de sa vie, il a aussi souffert de somnolences diurnes. De plus, à partir de 1812, il n'eut plus dans la conduite des armées de ces illuminations géniales qui lui avaient valu la victoire jusque-là. En outre les artistes nous ont de l'empereur laissé un profil qui pourrait être celui d'un patient souffrant de Syndrome d'Apnées du Sommeil.
Napoléon ronflait-il ? Nul ne le sait. Aucun de ses contemporains n'a relaté ce détail. Mais Napoléon en a peut-être souffert.
Nous avons colligé dans la vaste littérature ayant trait au comportement de Napoléon les manifestations pouvant être rapportées à cette maladie.
Nous avons également
chez lui recherché dans la peinture et la sculpture de l'époque
les particularités morphologiques caractéristiques de cette
affection.
I- EXAMEN CLINIQUE DE NAPOLEON
Il ne peut être que rétrospectif. Il repose sur l'observation des bustes et portraits de l'empereur, et il s'appuie sur des signes pathologiques retrouvés dans la littérature. La plupart sont rassemblés dans deux ouvrages récents, l'un de J. Tulard et l'autre de L. Chardigny.
A - Signes fonctionnels
Napoléon a présenté très tôt une désorganisation du sommeil, puis au cours du dernier quart de sa vie, de manière progressivement croissante, des somnolences diurnes et une fatigabilité avec baisse de ses facultés intellectuelles.
1-Désorganisation du sommeil :
Napoléon passait pour maîtriser son sommeil, ce qui contribuait à sa réputation de surhomme, possédant notamment la faculté de réparer très vite sa fatigue en dormant dans la journée peu et n'importe où, se réveillant quelques minutes après parfaitement à l'aise.
En réalité il dormait peu, mais de manière fractionnée : "couché à minuit, il se réveille à trois heures pour réfléchir aux affaires les plus délicates, prend un bain chaud et se recouche à 5" nous dit Tulard. Même s'il en tirait parti, il souffrait de réveils multiples : "souvent réveillé plusieurs fois par nuit sans que la clarté de ses idées en soit affectée, il appréciait au contraire la présence d'esprit d'après minuit" écrit Chardigny.
Mais quotidiennement Napoléon avait aussi coutume de dormir quelques instants dans la journée. Cette habitude de la sieste, qu'il appelait la méridienne, doit être rapprochée de ces brefs sommeils réparateurs, qu'on trouve en anecdotes multiples dans l'épopée Napoléonienne;
-recru de fatigue, il s'assoupit au Conseil d'Etat, et lorsqu'il s'éveille il reprend la délibération au point ou Cambacérès poursuivant le débat à mi-voix l'a amené ;
-au théatre de Saint-Cloud, lors de la représentation de
"l'amant bourru", il s'endort, et Girodet le croque:
Girodet
Collection Comte de Dreuze-Breze
-à Elchingen, en 1805, il s'endort sur une chaise devant ses généraux debout ;
-à Leipzig en 1813, c'est l'explosion du pont qui le réveille sur son fauteuil.
2-Somnolences diurnes :
L'apparition d'une somnolence véritable, pathologique parce qu'invincible, est relatée par tous les proches de l'empereur à partir de 1812.
-Chaptal (5) note que le sommeil "qu'il avait maîtrisé
jusque-là le maîtrisait à son tour".
-À Bantzen en 1813, pendant que Ney prépare la victoire,
il dort deux heures par terre sur un manteau. Cette somnolence survient
notamment de plus en plus en voiture, puisque pendant les Cents Jours il
se fait livrer une dormeuse, voiture dans laquelle il avait fait aménager
un véritable lit, sur lequel il sommeillait tout habillé.
Au
musée de la Légion d'Honneur, un tableau de Charlet nous
montre l'empereur dans une chaumière, endormi auprès de la
cheminée, affalé sur une chaise.
-Deux jours avant Waterloo, le Général Reille l'a vu allongé,
alangui, écoutant à peine ce qu'on lui disait.
-À Sainte-Hélène, il fut couramment pris à
toute heure d'assoupissements irrésistibles qu'il appelait ses sommeillages.
Cette somnolence a été souvent limitée à des distractions, des attitudes bizarres, sorte d'absences, véritable sommeil éveillé de quelques secondes, qui alarment ses proches dès 1812, et font même chuchoter le mot d'épilepsie.
3-La fatigue :
Elle est évoquée par Napoléon dès 1808 :
-dans une lettre à Joséphine il écrit : "J'ai assisté au bal de Weimar. L'empereur Alexandre danse ; mais moi non ; 40 ans sont 40 ans".
-il reconnaît lui-même des 1812 la diminution de ses forces : "au lieu d'un verre de limonade, c'est maintenant un verre de café .... dont je sens le besoin".
-cette asthénie devient plus importante à partir de 1814, et dans ses lettres à la jeune impératrice, le mot fatigue revient très souvent.
4-La baisse de son activité intellectuelle :
Elle est intermittente au début, puis manifeste ensuite. Dès la campagne de Russie, elle est évoquée à mots plus ou moins couverts par beaucoup de ses compagnons. "La guerre, avait-il dit, est un art tout de mouvement". Or, comme le remarque Chardigny, en Russie il traîne. Puis, aussitôt de retour de l'île d'Elbe, il déçoit ses partisans, et Pasquier, son ancien Préfet de police, voit alors en lui les signes d'une "décadence profonde".
B - Signes physiques
Les bustes ou portraits qui représentent l'empereur permettent rétrospectivement de noter un cou court, un certain rétrognathisme, une obésité croissante et une obstruction nasale intermittente.
1-Le cou court et large
est signalé par tous les contemporains qui ont approché Napoléon. Sur tous les tableaux et les bustes de l'époque, on retrouve cette brièveté de plus en plus accentuée avec l'âge et l'embonpoint. Sur les portraits de Gros, le col court et raide de l'uniforme affleure la branche horizontale du maxillaire inférieur du Général Bonaparte, et celle-ci marque les joues rebondies de l'empereur vieillissant peint par David.
2-La rétrognathie
est variable d'une
représentation à l'autre, selon l'âge qu'avait alors
l'empereur. Bien observable sur les bustes, elle paraît absente sur
le marbre de Corbet, légère sur l'Ëuvre de Houdon, plus
nette sur l'empereur aux lauriers de Bartolini
Buste de l'empereur (Bartolini
- de Musée Versailles)
Sur ce buste qui dévoile le cou, le cartilage thyroïde est bien visible, mais les limites du plan mandibulaire sont déjà empâtées, et l'os hyoïde ne peut être qu'imaginé. Cependant on peut mesurer cette distance qui est brève, égale à 2 centimètres.
À tous les âges
est bien représentée la saillie des apophyses antérieures
de la symphyse mentonnière. Cette hypertrophie, en allongeant le
maxillaire inférieur, creuse la fossette du menton, particulièrement
nette sur le marbre de Bartolini, et chez les neveux de l'empereur à
Saint-Cloud peint par Ducis.
On la retrouve aussi
sur le masque mortuaire de Sainte-Hélène réalisé
par Arnott.
Elle est ensuite souvent remarquée chez beaucoup des descendants napoléonides.
3-L'obésité
Elle
apparaît dès 1912. Déjà à cette époque
l'empereur disait lui-même : "...je suis devenu trop gros".
La plupart des commentateurs l'évoquent. On la retrouve sur beaucoup
de tableaux relatant les dernières années de son règne.
On la devine sur le tableau de la campagne de France, rétrospectivement
peint par Meissonnier ; elle est manifeste sur le Napoléon endormi
de Madame du Pasquier. Elle est évidente pour tous les compagnons
de Sainte-Hélène.
Napoléon à Sainte-Hélène dictant
ses mémoires au Maréchal Gourgaud
1820 - Van Steuben (Arch Nationale de l'Hôtel de
Rohan)
4-L'obstruction nasale
Elle est peut-être intermittente, mais elle est certaine. Sur le masque mortuaire, on observe une déviation de la pyramide nasale ; elle est importante et s'accompagne presque sûrement d'une déviation de la cloison nasale avec obstruction. Cette obstruction chronique vraisemblable augmentait sans doute lors des fréquentes poussées de rhinite dont se plaignait l'empereur ; ces rhinites se compliquaient vraisemblablement de sinusite, étant donné le retentissement général qui accompagnait souvent celles-ci.
Ces accès sont de plus en plus fréquents à partir de 1812. Le soir de la bataille de la Moskova Napoléon souffrait d'un fort rhume avec fièvre. Puis avant Moscou il dut s'arrêter trois jours, aphone et épuisé. De même à Dresde en 1813, où la victoire fut remportée sous une pluie battante.
Marie-Louise enfin dans ses lettres exprime souvent la crainte qu'il ne s'enrhume.
D I S C U S S I O N
Parmi les signes fonctionnels et physiques qui permettent de soupçonner chez Napoléon l'existence d'un Syndrome d'Apnées du Sommeil, la rétrognathie est le plus discutable, car elle semble variable d'une représentation artistique à l'autre.
Cependant il faut insister sur le risque d'erreur que comporterait une observation superficielle du profil impérial, si elle négligeait l'importance de cette saillie de la symphyse mentonnière. En effet celle-ci allonge en apparence la mâchoire et peut masquer une brièveté mandibulaire à un artiste soucieux par ailleurs d'accentuer le caractère volontaire de son illustre modèle.
Cette remarque et l'embonpoint croissant de l'empereur, effaçant les repères osseux, expliquent cette discordance morphologique apparente entre les années de jeunesse et l'âge mûr. En outre il faut, avec Zieseniss, qui souligne chez Ingres les variations anatomiques retrouvées d'un portrait à l'autre, rappeler la difficulté qu'avaient les artistes à faire poser leur illustre modèle.
Certes la brièveté du cou pourrait aussi être discutée, car il n'existe pas de portrait découvrant les creux sus - claviculaires toujours masqués par l'habillement. Le marbre de Bartolini, qu'on retrouve reproduit dans plusieurs tableaux, notamment le portrait d'Elisa par Lethiere, est la seule exception ; mais cette représentation à la romaine de l'empereur confirme l'existence d'un cou épais. Les mensurations effectuées sur ce marbre sont voisines de celles qui sont retrouvées chez les patients atteints de Syndrome d'Apnées du Sommeil. Selon Guilleminault, elles confirmeraient l'existence d'une rétropulsion linguale pratiquement certaine.
La morphologie et les troubles du sommeil du Napoléon sont donc très évocateurs d'un Syndrome d'Apnées du Sommeil. L'empereur n'en souffrit pas tant qu'il était jeune, profitant au contraire de ses réveils multiples, sans doute liés à des apnées survenant au cours du sommeil paradoxal, pour résoudre par le travail ses préoccupations du moment. Mais l'âge venant, la Rhonchonpathie Chronique de l'empereur a commencé à se décompenser. Si son robuste tempérament lui a permis longtemps de lutter contre l'asthénie qui devait sans doute le saisir, il eut de plus en plus besoin de dormir quelques instants dans la journée, pour compenser l'asphyxie chronique de son sommeil et les efforts nocturnes qu'il devait accomplir pour lutter contre celle-ci.
Ainsi s'expliquent les endormissements subits de l'Empereur, de brève durée, fort réparateurs, suivis d'un réveil rapide et parfaitement lucide. Ceci se retrouve exactement décrit de la même façon par beaucoup de ronfleurs, qu'il s'agisse d'intellectuels ou de manuels.
Ces somnolences brèves et réparatrices ont longtemps été vantées comme une des vertus Napoléoniennes avant d'être, dans les dernières années seulement, considérées comme anormales et inquiétantes.
Cependant le ronflement émaille toujours les nuits des malades atteints de Syndrome d'Apnées du Sommeil.
Or il n'existe de ce trouble aucune trace dans les écrits napoléoniens. On peut se demander pourquoi ce signe, maître symptôme de cette maladie qu'est la rhonchopathie chronique, n'est pas retrouvé chez notre illustre patient. Une explication est possible. L'empereur jugeait indispensable à son prestige de demi-dieu de laisser croire avec la complicité de son entourage qu'il était exemplaire. Il est permis de penser que ce ne fut pas par pudeur que fut sans doute dissimulé ce bruit respiratoire nocturne. Napoléon en effet n'a jamais cherché à cacher qu'il souffrait d'hémorroïdes ou de constipation. Mais c'est par simple décence que ce détail fut dissimulé, parce qu'à l'époque on ignorait le caractère pathologique du ronflement dont seul, jusqu'à nos jours, était perçu le caractère trivial.
Signalons enfin qu'il n'existe pas d'autres troubles du sommeil qui permettrait de rendre compte des manifestations pathologiques observées chez Napoléon, et notamment de leur association à une intelligence et une hyperactivité légendaires, qui ne diminuèrent progressivement que dans les dix dernières années de sa vie.
C O N C L U S I O N
Que serait-il advenu si Napoléon avait pu bénéficier des traitements modernes du Syndrome d'Apnées du Sommeil, chirurgie du voile ou ventilation assistée en pression positive ?
Des erreurs tactiques
auraient sûrement été évitées,
et la retraite de
Russie n'aurait peut-être pas eu lieu.
Or, Napoléon, libérateur des peuples, voulait comme le souligne Tulard "l'agglomération et la confédération des grands peuples".
L'Europe serait sans doute née avec lui...
...et nous n'aurions
peut-être pas connu les deux dernières guerres mondiales..!
B I B L I O G R A
P H I E
CHARDIGNY L. L'homme Napoléon. PERRIN Edit.- Paris, 1987
CHOUARD C. H. Vaincre le Ronflement et retrouver la forme. RAMSAY Edit. - PARIS 1986
GODLEWSKI J.- Revue de l'Institut Napoléon 1960 - p.145-151
GUILLEMINAULT C, RILEY R and POWELL N. - Obstructive Sleep Apnea and abnormal cephalometric measurements. Chest - 86, Nov 84 - P. 793-794.
LAS CASES - Mémorial de Sainte-Hélène - DUNAN Edit. - PARIS, 1951
TULARD J. Napoléon ou le Mythe du Sauveur - FAYARD Edit. - PARIS, 1977
TULARD J. Napoléon à Sainte-Hélène - Robert Laffont Edit. - PARIS, 1981