des organes pour entendre


Ce message sonore, dont nous pressentons bien maintenant les milles aspects, va dès lors nous parvenir, nous pénétrer, et si bien nous remuer que nous allons parvenir à l'entendre.

Toute une série d'organes va modifier un peu ce message. Les premiers vont d'abord l'ébarber et l'amplifier, pour que notre interprète, l'organe de Corti, n'ait plus qu'à en traduire les éléments les plus signifiants. Mais dans la chaîne des neurones qui va ensuite s'en emparer, certains vont poursuivre ce travail d'épuration, d'accentuation; d'autres, pour les reconnaître, vont comparer l'information que contiennent ces messages avec celle enfermée en réserve dans les immenses armoires de la mémoire; d'autres enfin vont réagir immédiatement aux premières informations reçues, en modifiant plus ou moins l'action des organes voisins, mais notamment ceux de l'oreille qui ont concouru à modeler le message sonore reçu de l'extérieur. Cette réaction - on l'appelle feed back - est très rapide. Elle permet d'adapter l'organe au travail qui lui est dévolu. Ce feed-back auditif protège l'oreille, ou en améliore l'efficacité. Il agit un peu comme on le fait lorsqu'à l'écoute d'une radio, on en ajuste le volume pour que le son soit confortablement perçu.

Voyons maintenant comment fonctionne cette installation complexe.

Cette usine à entendre comprend deux bâtiments:

L'un est ouvert sur la rue, c'est l'oreille.Il réceptionne les messages extérieurs, puis les nettoie et les trie à l'aide de procédés essentiellement mécaniques.

L'autre corps de bâtiment est au milieu de nous-mêmes. Du nerf auditif jusqu'à notre conscience, il est fait de neurones, c'est-à-dire de fibres nerveuses, bien plus nombreuses et plus enchevêtrées que le plus immense standard téléphonique. Ce sont essentiellement des signaux électriques qui le parcourent et le font fonctionner, de manière très comparable à ceux d'un ordinateur. Mais en outre, d'innombrables petites batteries faites de substances chimiques complexes se chargent et se déchargent pour alimenter chacune de ces fibres et permettent aux multiples connexions de s'effectuer sans perte d'énergie. Ainsi s'élaborent d'innombrables centres qui à la fois reçoivent des messages et donnent des ordres. Notre conscience, pour nous donner la sensation d'entendre, va utiliser l'ensemble de ces informations en les mixant souvent avec celles qui proviennent de la vue, du toucher et de bien d'autres origines.

L'oreille

Examinons d'abord le bâtiment extérieur, l'oreille. Nous avons deux oreilles. Nous les apercevons facilement dans la glace, que ce soient les nôtres, ou celles d'autrui. Mais ces évents plus ou moins larges ne représentent que l'infime partie de cet organe qui nous fait entendre.

L'oreille comprend en effet trois parties:

Elle est faite de ce pavillon un peu en forme d'entonnoir aux surfaces compliquées, nommé "oreille" par Mr Tout-Le-Monde, et du conduit auditif externe qui lui fait suite. L'oreille moyenne, située au fond de ce conduit est remplie d'air et contient le tympan et la chaîne des osselets. L'oreille interne est beaucoup plus profonde dans l'épaisseur de l'os de la base du crâne qu'on appelle rocher, sur lequel repose une bonne partie du cerveau.

L'OREILLE EXTERNE

Le pavillon est fait de cartilage recouvert d'une peau fine et sensible. De petits muscles, très atrophiés chez l'homme, l'attachent aux os voisins du crâne. Il a un peu une forme d'entonnoir qui canalise comme une conque les sons vers le conduit auditif. Nos deux oreilles, comme les deux micros d'une prise de sons stéréo, contribuent à nous donner la notion du relief sonore. Elle nous aide, on l'a vu, à deviner de quel côté provient un son

Chez beaucoup d'animaux, lorsque les sons paraissent trop faibles, l'usine centrale aussitôt fait appel au feed-back. Elle contracte immédiatement les muscles du pavillon, qui redressent celui-ci et augmentent son effet d'entonnoir en le transformant en un véritable cornet acoustique. Mais chez l'homme ces rôles localisateur et amplificateur sont mineurs. Van Gogh pourrait en témoigner, le pavillon chez nous ne sert pas à grand chose. La preuve en est que pour un sourd qui tend l'oreille, il est primordial d'agrandir ce coquillage aplati, dont les muscles atrophiés ne peuvent plus accentuer la courbure, en y adjoignant le creux de sa main et de ses doigts repliés. Certes, dans l'imagerie populaire, la taille et la souplesse du pavillon sont d'importants facteurs pour la meilleure écoute. Le Petit Chaperon Rouge reçut de sa mère-grand une part de cette information un peu tendancieuse, mais c'était le loup, animal aux muscles auriculaires développés qui parlait à sa place. Quant à l'expression "être dur de la feuille", elle est plus évocatrice du mal que l'on a à entendre qu'un réel raccourci physio-pathologique. Par ailleurs il faut souligner que "tendre l'oreille", dresser l'oreille comme le font les animaux, le chien à l'arrêt, ou le lièvre craintif, est le fruit de l'action du nerf facial, ce nerf qui est aussi responsable, en innervant les muscles du visage, de toutes les expressions de la mimique. Mais cette action n'est qu'un des éléments de la mise en éveil générale qu'implique l'audition d'un moindre bruit: l'augmentation globale du tonus, de la vigilance joue un grand rôle dans ces circonstances. Nous retrouverons à propos de bien des surdités cette action de l'attention et de la fatigue.

Au fond de cette oreille, que nous voyons si bien, commence le mystère : le conduit auditif externe est un orifice au-delà duquel on n'ose plus s'aventurer, tellement il est sensible et si vite douloureux. Car la nature a bien fait les choses. Pour protéger le tympan, cette mince et fragile membrane qui en constitue le fond, elle a doté la peau de ce conduit de mille terminaisons sensibles. Celles-ci en pratique interdisent, à moins d'un geste violent, l'introduction d'un instrument dangereux, coton-tige, brindille, paille, si ce n'est insecte, perle ou haricot. Ce conduit a la forme d'un cylindre un peu tortueux. Il peut bouger et se modifier légèrement lorsque l'on ouvre la mâchoire, car l'articulation de la mandibule est placée juste devant lui. Il est tapissé de glandes cérumineuses, dont les sécrétions ressemblent à de la cire molle. Celles-ci filtrent les poussières et désinfectent les téguments. Mais parfois ces sécrétions en excès vont se rassembler et former un bouchon de cire, en donnant immédiatement une surdité importante, mais qui est la plus facile à traiter.

de gauche à droite: l'oreille externe avec le pavillon, le conduit et la face externe du tympan; l'oreille moyenne avec la face interne du tympan, les osselets, la trompe d'Eustache qui part en avant vers l'arrière-nez; puis l'oreille interne en mauve, avec les canaux semi-circulaires dévolus à l'équilibre, et la cochlée enroulée en limaçon

L'OREILLE MOYENNE

Il faut considérer l'oreille moyenne comme une poche fort complexe s'ouvrant dans l'arrière du nez par un tuyau long et étroit: la trompe d'Eustache. L'oreille moyenne est recouverte d'une muqueuse pratiquement analogue à celle qui tapisse nos fosses nasales et nos sinus. Cette oreille moyenne comprend trois parties qui sont, d'avant en arrière :

La trompe d'Eustache est un long tube fermé vers le nez par des muscles formant un anneau que l'on peut ouvrir en mâchant, en avalant, en baillant ou en se mouchant. Ces gestes permettent à l'air de notre nez de rentrer dans l'oreille moyenne. Lorsque les variations de pression, d'un voyage en avion par exemple, commencent à nous rendre passagèrement sourds, ces manœuvres, en ouvrant ce tuyau, bien souvent permettent ainsi de nous faire réentendre.

La caisse du tympan prolonge en arrière la trompe d'Eustache. Elle a la forme d'une boîte presque cubique. Une de ses faces fait suite au fond du conduit auditif externe dont elle n'est séparée que par la mince membrane du tympan. La face opposée est constituée par l'oreille interne, et la face postérieure s'ouvre en arrière dans la mastoïde, cette saillie osseuse que l'on peut facilement palper bien derrière son oreille. La mastoïde n'est qu'un diverticule, un cul-de-sac complexe de la caisse, une sorte de soufflure celluleuse, spongieuse et remplie d'air comme une pierre ponce, creusée dans l'épaisseur de l'os, en arrière de l'oreille, entre le nerf facial et les méninges.
La caisse du tympan contient la chaîne des osselets. Celle-ci est un ensemble de deux muscles et trois petits os qui vont permettre la transmission des vibrations du tympan jusqu'aux liquides de l'oreille interne. Mais, par un jeu de bras de levier, elle amplifie aussi un peu ces mouvements. Les noms un peu fantaisistes de ces osselets n'ont guère de rapport avec leur fonction véritable. Le marteau a bien une vague forme de maillet, mais il est étroitement fixé à l'enclume. Son manche est presque entièrement inclus dans l'épaisseur du tympan, dont il va ainsi enregistrer les moindres vibrations. Il transmet celles-ci à l'enclume, osselet intermédiaire qui répercute ces mouvements à l'étrier. L'étrier est le seul osselet à avoir vraiment la forme de son nom. Il s'emboîte comme un piston dans la fenêtre ovale, qui est l'une des deux fenêtres ouvertes dans la paroi de l'oreille interne. Derrière cette fenêtre, fermée par l'étrier, se trouvent en effet les liquides de cet aquarium dont nous parlions plus haut, qui vont ainsi être mis en mouvement par les vibrations de l'étrier.
Un autre exemple de feed-back auditif est le fonctionnement des deux petits muscles qui s'attachent sur le marteau et sur l'étrier. Si l'intensité d'un son dépasse 70 à 80 dB, l'organe de Corti, notre traducteur, risque d'être assourdi, abîmé. Alors l'usine centrale réagit très vite, à notre insu, sans prendre le temps de nous en informer, et donne l'ordre à ces deux muscles de se contracter. Ceux-ci bloquent la chaîne ossiculaire et l'empêche de transmettre les vibrations trop amples. Mais, si brève soit cette réaction protectrice, il lui faut quelques millisecondes avant d'être efficace, pendant lesquelles l'énergie énorme d'un pétard impromptu ou d'un coup de fusil aura malheureusement le temps de pénétrer et d'entraîner malgré tout bien des dégâts.
Lorsque le tympan est mis en jeu par un son, l'amplitude de la vibration qui l'anime est très faible, de l'ordre d'un dix millionième de millimètre pour un son d'intensité moyenne. Mais l'énergie contenue sur toute la surface du tympan - presqu'un centimètre carré - est presqu'entièrement transmise à la platine de l'étrier, beaucoup plus petite. L'amplitude de la vibration transmise par cet osselet aux liquides de l'oreille interne va donc être considérablement amplifiée. Si d'aventure le tympan et les osselets sont détruits, l'oreille interne ne sera plus stimulée que par les sons arrivant directement à l'une ou l'autre de ses fenêtres, sans aucune amplification. L'énergie reçue sera au total environ mille fois inférieure à celle que lui aurait apportée tympan et osselets. Ceci se traduira par une perte auditive d'environ 30 dB, à peu près bien répartie sur toutes les fréquences. Si on refusait le geste chirurgical permettant de reconstruire ce qui a été détruit, on conçoit qu'il suffirait, à l'aide d'une prothèse, d'amplifier d'autant les sons extérieurs pour redonner simplement une audition normale. Nous en reparlerons.
Rappelons ici l'importance du résonateur que réalise l'ensemble du conduit auditif externe et de la chaîne ossiculaire. C'est la structure mécanique de cet ensemble qui favorise, nous l'avons vu, le passage d'une bande de fréquence privilégiée, au sein de laquelle l'énergie nécessaire pour fournir une sensation sonore est particulièrement faible. La loi du moindre effort a conduit l'homme à parler dans cette zone. Par économie de moyens nous émettons des sons signifiants créés à l'aide de ces fréquences peu voraces en énergie. C'est là un autre exemple de feed-back audition - phonation, dont le temps de réaction est ici beaucoup plus long, puisqu'il a demandé plusieurs milliers d'années à s'installer !


L'OREILLE INTERNE

L'oreille interne comprend deux parties:

Nous ne nous étendrons pas sur ce dernier, mais il faut en connaître l'existence pour comprendre pourquoi beaucoup de surdités, à un moment de leur évolution, peuvent s'accompagner de vertiges.

les canaux semi-circulaires et le limaçon avec ses deux fenêtres

La cochlée peut être comparée à un long tuyau plié en son milieu, dont les deux extrémités ou fenêtres, ainsi proches l'une de l'autre, communiquent toutes deux avec l'oreille moyenne. L'une d'entre elles, la fenêtre ovale, est obturée par l'étrier grâce à un ligament un peu élastique. Ceci permet à cet osselet, nous l'avons vu, de transmettre ses vibrations aux liquides que contient ce tuyau. L'autre fenêtre, la fenêtre ronde, n'est fermée que par une mince membrane. Ainsi les oscillations des liquides vont-elles parcourir en 2 à 5 millisecondes le tube cochléaire sur toute sa longueur en un aller et retour d'une fenêtre à l'autre, pour finalement s'amortir sur l'élasticité de la membrane de la fenêtre ronde. Pour analyser un son la cochlée a donc besoin d'au moins quelques millisecondes. Si deux ou plusieurs impulsions sonores se répètent à moins de 5 millisecondes d'intervalle, même l'oreille la plus sensible et la plus fine ne pourra les percevoir que comme un "top" unique et sans caractère.

cochlée de cobaye disséquée pour montrer les rampes

Précisons que ce tube s'enroule sur lui-même comme un escargot. Mais cette forme particulière, qui explique pourquoi l'oreille interne est souvent nommée limaçon, n'a aucune incidence sur la manière dont celle-ci fonctionne. Cette forme n'est sans doute qu'un "truc" inventé par le Créateur, qui ne savait pas comment au dernier moment loger dans le rocher un tuyau qu'il voulait assez long - au moins 20 millimètres - pour que nous puissions entendre aussi bien les oiseaux, que la mer ou le vent.

Schéma du limaçon avec ses deux rampes (en bleu) et l'organe de Corti (en rose). A la pointe s'inscrivent les fréquences graves, et à l'entrée (à la base) du limaçon les fréquences aiguës.

Les deux parties accolées de ce tuyau ne sont séparées que par une mince membrane, la membrane basilaire. Sur celle-ci, dans leur interstice, se trouve un deuxième tuyau plus mince. Il contient l'organe de Corti, cet interprète dont nous évoquons l'importance depuis quelques pages. Nous allons en voir le fonctionnement. Ce tuyau filiforme est rempli de liquides chimiquement différents de ceux que contient notre premier tube cochléaire. La différence de concentration en sodium et en potassium qui existe entre ces deux colonnes liquidiennes contribue à réaliser une sorte de batterie électrique, dont la puissance va être mise à profit pour déclencher les signaux dans le nerf auditif. Cette différence chimique est directement liée à la présence de nombreuses petites artères en cet endroit, qui apportent l'oxygène nécessaire à ce que, en maintenant élevée cette différence, cette batterie physiologique soit toujours bien chargée. On conçoit combien il va être important pour bien entendre que l'oreille interne soit bien irriguée.

Schéma de l'organe de Corti

L'organe de Corti est un long ruban de cellules sensorielles de 20 millimètres de long, étalé tout le long de ce deuxième tuyau, sur la membrane basilaire. Il est fait de cellules dont l'une des extrémités est garnie de cils très fins - on les appelle cellules ciliées - qui baignent dans les liquides dont elles détectent les moindres vibrations. Par leur base ces cellules ciliées sont en contact avec les fibres du nerf auditif, qui s'étalent en éventail, comme les cordes d'une harpe hélicoïdale, tout le long de ce limaçon que forme enroulé sur lui-même l'ensemble des tuyaux de l'oreille interne.

Organe de Corti du cobaye,avec ses trois rangées de cellules sensorielles ciliées externe à droite et internes à gauche

L'organe de Corti a lui aussi la même forme torsadée. Les fonctions de ses deux traînées cellulaires sont différentes. La traînée interne est la plus proche de l'axe du limaçon. Elle est faite de cellules ciliées que l'on appelle internes, dont chacune est en contact avec seulement une dizaine de fibres nerveuses. Ce très petit contingent de fibres, nommées fibres afférentes, apporte au cerveau la sensation sonore que va lui fournir la cellule ciliée interne qui lui est attribuée.
La traînée externe est faite de cellules ciliées externes, environ trois fois plus nombreuses que les cellules internes. Le fonctionnement de ces cellules externes est en partie commandé par des fibres nerveuses qui proviennent du cerveau ; celles-ci, appelées efférentes, sont peu nombreuses, et représentent à peine 5 % du total des fibres du nerf auditif. Chacune de ces fibres efférentes se ramifie dans un très grand nombre de cellules ciliées externes, et ainsi s'étalent sur au moins 80 millièmes de millimètres le long de l'Organe de Corti. Nous allons voir l'intérêt de cette notion quantitative dans un instant.

La forme et la structure de ce tube cochléaire sont telles que les vibrations des liquides qu'il contient vont s'établir en des endroits qui vont dépendre de leur fréquence. Les sons aigus vont faire vibrer l'origine large du limaçon, c'est-à-dire la zone située près de l'étrier. Les sons graves en font résonner la pointe, c'est-à-dire son extrémité effilée. Ainsi se réalise, comme pour l'ensemble des notes d'un piano, une répartition topographique fréquentielle, que va suivre la répartition des fibres auditives régulièrement accrochées le long du tube cochléaire. À chacune de ces fibres nerveuses va schématiquement correspondre une fréquence. Une fibre, une seule ou presque, va entrer en action pour un son pur. Un son complexe mettra en jeu autant de fibres différentes, réparties comme il se doit sur ce clavier cochléaire, qu'il y a de sons purs dans sa composition spectrale.
Sur les vingt millimètres de notre harpe hélicoïdale, deux millimètres correspondent à une octave, et nous sommes, c'est vrai, capables d'entendre environ une dizaine d'octaves. Étant donné qu'il y a environ 35.000 fibres nerveuses dans le nerf auditif, et 3.500 cellules ciliées internes, on devrait théoriquement être capable de distinguer 3.500 fréquences différentes. Mais en réalité on ne peut guère, au milieu de ces 3.500 informations fréquentielles, discriminer plus d'une centaine d'intervalles de fréquence différents. La plus petite variation de tonalité communément perçue est à peine inférieure au quart de ton. Or, étant donné qu'il y a 24 quarts de tons dans une octave, cette variation correspond sur la longueur de l'organe de Corti à la vingt quatrième partie de ces 2 mm dévolus à cette octave, c'est-à-dire environ ces 80 millièmes de millimètres évoqués à l'instant ! Quelle coïncidence ! Quel merveilleux instrument ! Tout n'est-il pas dans la géométrie de notre oreille parfaitement profilé ?

Mais entrons un peu plus avant dans le fonctionnement de cet organe de Corti, car nous allons être fascinés par la subtilité de son jeu.

L'énergie qu’animent ces vibrations des liquides est très faible, tout à fait insuffisante pour déclencher le fonctionnement du nerf auditif. Pour que celui-ci soit stimulé, c'est-à-dire pour qu'il envoie des messages de la périphérie vers le cerveau, il faut qu'il reçoive une incitation suffisante. Or, les vibrations de ces liquides sont infinitésimales : leur amplitude pour un son faible de 6000 hertz est environ cinquante fois plus petite que le diamètre d'une molécule d'hydrogène ! L'énergie apportée est tout à fait insuffisante.

C'est là où l'organe de Corti prend toute son importance.

Il détecte les plus infimes vibrations des liquides cochléaires et les transforme en signaux électriques puissants, qui vont stimuler le nerf. Déclenchée par les mouvements des liquides, la torsion des cils des cellules ciliées modulent l'énergie électrique de la batterie ionique qui entoure celui-là. En chaque endroit de la membrane basilaire où apparaît une vibration, l'organe de Corti injecte une onde de courant très brève - on l'appelle un spike - dans la fibre correspondante. Il fait entrer en activité les fibres nerveuses, d'une manière qu'on peut continuer à comparer à celle d'un piano électronique reproduisant telle ou telle mélodie plus ou moins sophistiquée.

Cependant ce schéma attribuant à chaque contingent d'une dizaine de fibres nerveuses une tonalité fréquentielle différente n'est vrai que pour de très faibles intensités. Dès que le son devient un peu plus fort, la stimulation va baver, si l'on peut dire, sur les fibres nerveuses voisines, et la sensation fréquentielle ne va plus correspondre au son pur qui anime la membrane basilaire et les liquides. C'est alors que les cellules ciliées externes vont entrer en jeu. Par un mécanisme complexe sur lequel je ne m'étendrais tout de même pas, elles vont accentuer l'image fréquentielle, augmenter la sélectivité de la cellule ciliée interne et du contingent de fibres nerveuses qui lui correspond. Ces cellules ciliées externes permettent ainsi à une bonne oreille de discriminer les fréquences plus fines même à forte intensité.

Ainsi pressent-on le drame fonctionnel que représente une atteinte de l'oreille interne.

Celle-ci comporte schématiquement trois types de lésions.

  1. Une diminution du nombre des cellules ciliées externes va entraîner une diminution de la discrimination des fréquences ; le sujet entendra, mais ne comprendra pas.
  2. Une atteinte des cellules ciliées internes va entraîner une diminution de la sensation d'intensité ; le sujet n'entendra pas bien ; il sera alors tentant pour lui d'amplifier le message extérieur, en demandant qu'on lui parle plus fort ou à l'aide d'une prothèse. Ceci peut être efficace si les cellules ciliées externes ne sont pas atteintes. Mais en réalité, bien souvent les deux groupes cellulaires de l’organe de Corti sont abîmés. C'est pourquoi, si on augmente l'intensité, la stimulation va déborder, baver comme nous le disions tout à l'heure, sur les fibres nerveuses voisines. Dans ce cas, le sujet entendra seulement une sorte de bruit amplifié, dont l'intensité est de plus très vite désagréable. Il nous dira : "ne parlez pas si fort !", juste après nous avoir demandé d'élever la voix, et en outre il ne comprendra pas mieux les subtilités fréquentielles nécessaires à l'intelligibilité de la parole.
  3. Quant à la diminution du nombre des fibres nerveuses, elle entraîne des phénomènes complexes qui s'apparentent aux deux précédents.

Et lorsque l'organe de Corti est totalement détruit,

rien ne sert plus de crier très fort ou de prendre un sonotone le plus puissant : l'énergie acoustique sera toujours trop faible pour stimuler directement le nerf dans sa boîte osseuse. Il faudrait lui taper dessus pour déclencher la formation de ces spikes vecteurs de sensations sonores. Ces surdités totales sont aujourd'hui traitables grâce à l'implant cochléaire. Cet appareillage électronique placé sous la peau de l'oreille court-circuite l'organe de Corti défaillant et envoie directement aux fibres nerveuses l'information sonore préalablement transformée en signaux électriques interprétables pour le nerf.

Nous reparlerons plus loin de cet appareillage, qui est l'un des fruits de nos recherches pendant ces vingt dernières années.

Il y a une dizaine d'années, les connaissances sur le fonctionnement de cet organe de Corti se sont considérablement enrichies. Un chercheur suédois, FLOCK, a découvert que les cellules ciliées externes étaient constituées d'une substance contractile, analogue à celles que contiennent les muscles. Et de fait, sous l'influence d'un son, ces cellules se contractent. C'est cette contraction qui amplifie les mouvements liquidiens de la membrane basilaire en une zone très précise et très limitée, correspondant à l'emplacement de ces cellules mises en jeu. Cette exagération fait émerger l'information fréquentielle hors du bruit de fond plus ou moins grossier que forment les vagues des liquides cochléaires. Cette accentuation, par le contraste qu'elle réalise, contribue à la distinction des variations de fréquences les plus fines.
Ainsi peut-on dire de quelqu'un qui a l'ouie fine, qu'il a l'oreille musclée !

Ceci n'est pas une boutade.

Il est simple de mesurer cette force développée par ces cellules ciliées externes. En effet, en se contractant sous l'action des sons qu'elles reçoivent, ces cellules font du bruit, comme le bruit d'un moteur à explosion. On peut enregistrer ce bruit, quelques millisecondes après le son qui lui a donné naissance. Et, fait encore plus extraordinaire, ce bruit est beaucoup plus fort que le son qui l'a généré. On peut donc faire chanter ces cellules ciliées externes de l'oreille en leur envoyant des signaux si faibles, qu'ils sont inaudibles pour le propriétaire de cette oreille lui-même. KEMP, un physiologiste anglais, a mis au point un appareil qui permet maintenant de provoquer, de détecter et de quantifier ces émissions sonores nées dans l'oreille interne qu'on appelle oto-émissions. Grâce à ces mesures, on a un moyen objectif d'étudier l'audition qui est de plus en plus utilisé. Mais il y a plus. Tout récemment les chercheurs ont étudié les oto-émissions provoquées non plus par un seul signal sonore, mais par deux sons purs simultanés de fréquence différente. Ils obtiennent en écho des sonorités nouvelles, dont les fréquences respectives présentent des relations mathématiques directement corrélées avec la géométrie de l'organe de Corti. Et, fait encore plus extraordinaire, ils ont découvert une relation privilégiée existant entre ces différentes mesures et le rapport fréquentiel qui en musique caractérise la quinte. Or, nous le reverrons un peu plus loin, la quinte est un accord qui, bien plus que l'octave, a la faveur des musiciens. Nous touchons sans doute ici à l'une des explications physiques du plaisir musical.

des informations plus précises se trouve dans le livre :

http://recorlsa/online.fr/oreillemusicienne/index.html

Le nerf auditif et les centres du cerveau

Rappelons que le nerf auditif est constitué par environ 35.000 fibres nerveuses, dont 5 % viennent du cerveau et régulent le délicat fonctionnement de l'oreille interne, sa vascularisation sans doute, mais surtout les mécanismes de l'organe de Corti lui-même. Pour leur plus grand nombre, ces fibres sont afférentes : elles apportent au cerveau, sous forme d'impulsions électriques, les informations sonores élaborées par l'oreille interne en signaux adéquats, dont elles transmettent les variations dans le temps. Car entendre, on l'a vu, est un plaisir qui se déroule dans le temps, et - nous le reverrons plus loin - pour mesurer celui-ci l'oreille s'est faite horloge à trois vitesses.
Le message généré grâce à lui au sein de chacune des fibres du nerf auditif est un signal de nature électrique, qui remonte vers les centres nerveux à une vitesse d'environ quatre-vingt mètres par seconde. Schématiquement on peut dire que dans le nerf auditif l'intensité est traduite par le nombre de spikes, et la fréquence par la localisation des fibres mises en jeu. Pour un son pur à intensité sonore faible, ces spikes seront peu fréquents. Ils deviennent plus nombreux quand l'intensité augmente, sans jamais être plus de mille par seconde. Quand le son devient encore plus fort, la spécificité fréquentielle de chaque fibre décroît ; les fibres voisines entrent en jeu à leur tour, alors même qu'elles ne correspondent pas à la fréquence en question. Aux fortes intensités, même pour une oreille dont l'organe de Corti est normal, la reconnaissance des fréquences diminue.

Quand il sort du bloc osseux que forme l'épaisseur du rocher autour de l'oreille interne, le nerf auditif pénètre dans la boîte crânienne. Il traverse les espaces méningés, et rentre ensuite dans le tronc cérébral, qui est la partie basse du cerveau. Ce faisant, il entre étroitement en contact avec le nerf vestibulaire (c'est-à-dire celui de l'équilibre) et le nerf facial. Ce voisinage, comme celui du vestibule et de la cochlée dans l'oreille interne, expliquera bien des troubles souvent associés à la surdité.

Dans le tronc cérébral, ces fibres du nerf auditif font relais avec de nombreuses cellules nerveuses, regroupées en plusieurs amas, qu'on surnomme noyaux, dans lesquels s'effectuent de nombreuses connexions avec d'autres noyaux. Parmi ceux-ci par exemple on trouve des centres de commandes très variées tels ceux qui ordonnent les rythmes cardiaque ou respiratoire, les sécrétions gastrique ou salivaire, les mouvements des yeux ou du visage etc ...

Avant de devenir conscientes, les sensations auditives interviennent donc directement dans beaucoup de phénomènes vitaux. Ainsi s'explique sans doute l'effet magique et lancinant de certains signaux sonores primitifs, la transe dans laquelle nous plongent parfois certaines musiques. De la même manière l'avons-nous vu, un bruit violent va-t-il entraîner une contraction immédiate des muscles de l'étrier ou du marteau qui bloque la chaîne ossiculaire et protège ainsi l'oreille interne contre un son trop violent. Ce réflexe, dont on discute encore la nature, est presque immédiat, grâce à ces connexions qui s'établissent vite avec le noyau moteur du nerf facial tout proche, sans qu'il ait été nécessaire que la sensation auditive remonte au préalable jusqu'aux zones du cerveau conscient dévolues à l'audition. Mais rappelons que ce feed-back auditif se retrouve aussi dans la régulation du fonctionnement de l'organe de Corti; l'efficacité de ses cellules ciliées est directement commandée par les fibres nerveuses efférentes du nerf auditif issues du tronc cérébral. Et puis dernier exemple, chez les animaux qui pratiquent cette écholocation évoquée plus haut, c'est aussi dans le tronc cérébral que c'effectuent les connexions rapides permettant aux ailes des chauves-souris par exemple de tenir compte immédiatement à la fois du sifflement en ultra-sons émis par le rongeur et des signaux auditifs que tel un radar il reçoit en réponse, sans qu'il lui soit besoin d'en avoir conscience.

Finalement, de relais en relais ces voies nerveuses de l'audition remontent progressivement vers ces endroits de la substance grise cérébrale où se trouvent les sensations conscientes. Ce faisant l'information s'épure, s'affine. Elle se contraste notamment, diminuant ainsi le bruit de fond, et aboutit progressivement à une image de plus en plu sémantique. Mais ce travail du cerveau est long. Il lui est difficile d'interpréter le sens de signaux trop rapprochés. Il a besoin d'environ 50 millisecondes pour comprendre, tout comme l'oreille interne avait besoin pour les différencier qu'il y ait 5 millisecondes entre deux stimulations sonores. Dans une élocution normale, ni trop solennelle, ni trop bousculée, le débit d'information est d'environ 10 phonèmes par seconde, chacun d'entre eux durant approximativement 100 millisecondes. Si avec un magnétophone on accélère l'émission sonore, l'intelligibilité persiste, même si le message prend une allure un peu comique utilisée dans bien des dessins animés. Puis brusquement, pour une vitesse à peu près double de la vitesse normale, l'intelligibilité devient totalement nulle. En effet avec un tel débit, la durée de chaque phonème s'est raccourcie, et lorsqu'elle est inférieure à 50 millisecondes le cerveau n'a plus le temps d'analyser les formants des voyelles, ni les modulations fines et rapides qui caractérisent les consonnes.

Mais le cerveau travaille aussi comme un golden boy dans une grande place boursière. A partir des informations les plus récentes dont il dispose, il prend des risques sur l'avenir immédiat. Le cerveau est un joueur. Pour comprendre ce qu'il entend, plusieurs fois par seconde il prend des paris. Souvent il empoche la mise. Parfois il se trompe, et il en tient alors compte. Lorsque le signal sonore, décodé en phonème par les premiers noyaux auditifs, arrive à l'étage sémantique, le cerveau se cale en avance pour traiter son signal. Il devine ce que l'interlocuteur est en train de dire, et n'a pas tout à fait fini de dire. Il devine, non pas le mot avant la fin du mot, phénomène dont nous avons conscience quand il se produit, mais le phonème avant la fin du phonème. Lorsque l'émission de celui-ci est terminée, une fonction de vérification cérébrale ultime vient informer le cerveau que celui-ci avait bien deviné le phonème en question, alors qu'il est déjà entrain de s'occuper du phonème suivant. Il faut remarquer que la plupart des langages sont adaptés à supprimer certaines des confusions qui pourraient ainsi se produire. Par exemple le français ne comporte pratiquement pas de mots qui puissent être confondus si on inverse la consonne "CH" avec la consonne "F".
Le mécanisme intime de ces phénomènes est encore très mal connu et je ne m'y étendrai pas. Mais sachez que nos connaissances progressent là aussi très vite, car grâce à de multiples travaux mettant en application les techniques les plus modernes, notamment les différentes modalités d'imagerie fonctionnelle, etc ...
Mais on comprend en tout cas les difficultés que même aujourd'hui présente la prise en charge des surdités liées à des atteintes cérébrales. Elles sont presque insurmontables. Mais dans 20 ans ou 50 ans peut-être, ce dernier bastion de la surdité tombera sans doute lui aussi, par exemple en adoptant un codage des sensations sonores, différent de celui utilisé par le cerveau et un organe de Corti normaux, mais adapté aux particularités des restes cérébraux de chaque patient.


La zone du cortex cérébral où siège le centre des sensations auditives conscientes est localisée dans un profond repli du lobe temporal, situé juste au dessus de l'oreille. Mais cette proximité apparente des deux extrémités du processus auditif n'a pas de signification ni d'explication fonctionnelle: ce n'est qu'un des hasards de l'anatomie. C'est dans cette zone que vont s'élaborer les milles facettes subjectives et objectives de l'audition.
La plus grande partie de ces fibres se croisent sur la ligne médiane, si bien que la plupart des sensations de l'oreille droite vont être perçues par le cerveau du côté gauche, et réciproquement. On sait qu'il en est de même pour la commande des muscles volontaires: les centres qui commandent à la main droite se trouvent dans l'hémisphère gauche, et réciproquement. Mais il existe une prédominance cérébrale. En effet chez les droitiers par exemple, c'est dans le cerveau gauche que se trouvent les centres du langage et des gestes précis, qui de ce fait sont effectués par la main droite, tandis qu'au contraire les processus affectifs et cognitifs sont localisés dans le cerveau droit. Chez les gauchers, c'est à peu près l'inverse.

Or cette prédominance cérébrale se retrouve aussi dans l'audition. On admet que dans le chant, qui est fait de mélodie et de paroles, le cerveau gauche est mis en jeu lorsque l'importance de celles-ci est prédominante, tandis que c'est le cerveau droit qui travaille quand l'essentiel est dans la mélodie. Ainsi, lorsque nous chantons une chanson, les couplets seraient-ils l'œuvre de notre hémisphère gauche et le refrain, de moindre importance signifiante, le fruit de notre hémisphère droit. Dans cette alternance équilibrée, qui, de récitatif en aria, fait alterner le jeu des cerveaux gauche ou droit au cours d'un opéra, se trouverait l'une des raisons du pouvoir magique de ce genre d'expression artistique.
Mais de manière plus précise on sait que l'oreille droite perçoit plus facilement les sons verbaux signifiants - c’est-à-dire en gros la parole - alors que les sons et les bruits non signifiants sont mieux entendus par l'oreille gauche. Il existe donc une véritable oreille directrice. Mais cette oreille directrice, cette asymétrie auditive, n'apparaissent qu'avec l'installation du langage. En outre, chez les gauchers, l'ensemble de tous ces phénomènes n'est pas exactement symétrique.

Naissance et vieillissement de l'oreille

Pour terminer, disons quelques mots sur la naissance et le vieillissement normal de ces organes de l'audition

La naissance de l'oreille

L'oreille apparaît très tôt dans le développement de notre être. Dès que nous avons à peine quelques millimètres de long, hors du magma de cellules qui va donner à la fois la peau et le système nerveux, émerge une petite vésicule de chaque côté qui bientôt va former l'oreille interne. Cette précocité d'apparition de l'oreille est remarquable. Tout d'abord elle montre l'importance physiologique de l'oreille, qui "naît" bien avant l'intestin, le cœur ou les reins. Par ailleurs mérite d'être soulignée sa communauté d'origine avec ce qui va donner la peau, les poils et avec le tissu nerveux. D'aucuns se sont plu à rapprocher cette communauté avec le fait que les traitements de vitaminothérapie à base de vitamine B sont couramment donnés, aussi bien pour empêcher la chute des cheveux, que pour prévenir les effets de la sénescence sur les fonctions de l'oreille interne. D'autres ont remarqué que les surdités d'oreille interne semblaient plus fréquentes chez les personnes dont les cheveux blanchissaient précocement. Ces faits, même s'ils ne semblent pas démontrés, méritent d'être rapportés, car ils ont au moins le mérite de rappeler la communauté d'origine de ces trois tissus que sont le système nerveux, l'oreille interne et le revêtement cutané.

Mais cette précocité d'apparition de l'oreille interne va de pair avec une très grande fragilité. L'embryon dans les premières semaines de sa vie est très susceptible. La moindre agression peut soit le faire mourir - ce qui entraîne un avortement spontané - soit lui laisser des cicatrices, qui à la naissance se traduiront par des malformations. Quand on parle de surdité, la plus classique de ces agressions extérieures est certainement le virus de la rubéole lorsqu'il atteint la mère au moment où celle-ci commence à être enceinte, car c'est pendant une période très courte, les premiers mois de la grossesse seulement que ce virus est dangereux. Une rubéole contractée dans les derniers mois de la grossesse sera sans effet pour l'oreille.
Ceci s'explique parce que dès la fin du troisième mois non seulement l'oreille interne, mais une bonne partie de l'oreille moyenne ont pratiquement achevé l'essentiel de leur développement. On dit souvent que la platine de l'étrier d'un fœtus de 7 mois a déjà la taille qu'elle aura lorsque celui-ci aura 77 ans !

Un peu plus tard après la naissance, les phénomènes aériens, respiration, cris, déglutition, etc...., vont envoyer de l'air dans la caisse du tympan, et progressivement ainsi favoriser le développement celluleux de la mastoïde. Cet os à la naissance est pratiquement inexistant. Il va grandir progressivement jusqu'à l'adolescence, en se pneumatisant comme une éponge. Il en est de même pour le tympan, mais surtout le conduit auditif externe très étroit à la naissance, et bien sûr le pavillon. Celui-ci, d'abord fort menu, va grandir continuellement jusqu'à l'âge adulte. Certains disent même ce pavillon continuerait à croître jusqu'à la vieillesse, dont une des caractéristiques morphologiques est justement de paraître avoir de grandes oreilles. Je ne sais si c'est vrai, car aucune étude sérieuse n'a suivi la progression de cet organe au cours des ans. Cette impression est sans doute liée au fait qu'à ces âges le visage est souvent émacié et amaigri. En tout cas on peut remarquer que le développement des éléments qui concourent à l'audition paraît se faire d'autant plus tardivement que leur fonction est moins essentielle.
Seule exception à cette remarque, la myélinisation du nerf auditif. Pour être réellement fonctionnel, c’est-à-dire pour que les signaux nerveux transitent rapidement le long d'un nerf, il faut qu'il soit myélinisé. La myéline est une substance très particulière qui engaine beaucoup de fibres nerveuses et accélère en elles le transit des dépolarisations électriques génératrices d'influx nerveux. Or le nerf auditif, et surtout les connections centrales des voies auditives, ne sont réellement myélinisés, c’est-à-dire matures, qu'au troisième mois après la naissance. C'est la raison pour laquelle l'enregistrement des modifications de l'électroencéphalogramme sous l'influence de signaux sonores, dont nous reparlerons tout à l'heure, ne peut se faire avant cet âge.
Il faut donc replacer dans ce contexte le rôle bénéfique que l'on redécouvre, un peu par mode aujourd'hui, aux messages sonores que la maman envoie à son bébé pendant qu'elle est enceinte. Tout d'abord parce que le fonctionnement du système auditif est rudimentaire à la naissance, et il l'est encore plus lors de la vie intra-utérine. Ensuite parce qu'il faut rappeler qu'il existe dans l'utérus un boucan permanent, presque infernal par moments, car le bruit de fond qui y règne peut atteindre jusqu'à 90 dB. On y entend le tam-tam du cœur de la maman, le soufflet violent de sa respiration, les bruits de ses gargouillis intestins. Aussi dans ce brouhaha incessant, même la nuit, les sons extérieurs ont bien du mal à émerger, car ils subissent - surtout les sons aigus - un atténuation considérable. Ils ont en effet à franchir les muscles du ventre maternel, puis la poche liquidienne qui remplit l'utérus.
Pourtant, c'est certain, bien qu'elles soient déformées, les voix extérieures, la musique, émergent et finalement agissent sûrement sur les oreilles du bébé. Et d'ailleurs, pour celles-ci, la voix maternelle, constituée par les vibrations des cordes vocales toutes proches, est certainement la stimulation privilégiée, puisque l'énergie de cette voix leur parvient directement sans avoir à faire de détours par l'extérieur, et en particulier sans subir l'amortissement de la paroi abdominale. À l’inverse, les voix des autres dames parlant à l'extérieur seront bien moins perçues, car en outre les fréquences plutôt aiguës qui composent les voix féminines seront plus étouffées. Quant aux voix graves, celle du père notamment, elles sont certes un peu moins amorties, mais elles émergent mal du bruit de fond intra-utérin, dont la tonalité moyenne prédomine dans les graves.
Quoi qu'il en soit, le futur bébé peut donc entendre bien avant de naître. De fait, quand on lui parle fort, le fœtus manifeste assez souvent par des mouvements des pieds, des mains ou de la tête, qu'il a perçu quelque chose. De véritables conditionnements ont pu être obtenus chez l'animal. Ceci explique pourquoi les nourrissons, dès l'âge le plus tendre, préfèrent les berceuses auxquelles ils ont été habitués avant de naître, et privilégient la voix de leur mère à tout autre voix féminine.
Cependant, quel que soit l'intérêt des réactions observées, il faut se garder de penser qu'elles reflètent une audition semblable à celle que l'enfant connaîtra lorsqu'il aura atteint l'âge de 6 à 8 mois. En effet, pour s'établir, ces conditionnements indiscutables n'ont pas besoin de structures nerveuses complexes. Il n'est donc pas certain qu'ils laissent à la mémoire auditive de traces indélébiles, auxquelles, sans risque de divaguer, puissent venir s'abreuver psychanalystes et "patients" curieux d'explorer non seulement leur moi intérieur, mais aussi le moi utérin de leur maman.
Il n'empêche que, pour frustes qu'elles soient, ces stimulations auditives avant terme sont sûrement très utiles, car le développement des centres auditifs cérébraux est directement en rapport avec leur mise en jeu par l'organe périphérique. Si les deux oreilles sont détruites très tôt, aucun message sonore ne parvient plus au cerveau. Les noyaux auditifs s'atrophient. Mais, fait plus extraordinaire encore, les aires corticales dévolues à l'audition se voient peu à peu colonisées par d'autres fonctions, visuelles par exemple. Ces changements anatomiques méritent d'être rapprochés de ces suppléances fonctionnelles que l'on peut observer et favoriser en cas de surdité, qui font appel nous le reverrons essentiellement à la vision.
Mais l'audition implique bien davantage que la seule perception des messages sonores. Elle réalise aussi, par l'apprentissage et la mémorisation des informations reçues, la mise en réserve de formules, de recettes auditives. Dans ces provisions amassées le cerveau aura la possibilité de puiser plus tard quelques éléments, s'il se trouve en difficulté pour comprendre certains messages déformés ou qui lui paraissent incomplets. L'exercice de l'audition affine les possibilités de discrimination. C'est ainsi que l'on apprend les langues étrangères. C'est ainsi que l'écoute et la pratique musicale régulière demeurent indispensables, même pour les artistes qui semblent à priori les plus doués.

Le vieillissement de l'oreille

Il se fait progressivement et à trois niveaux, tégumentaire, sensoriel et nerveux.

Le vieillissement tégumentaire, c'est celui de la peau, des poils, de tous les tissus élastiques qui composent le tympan et les articulations des osselets. Bientôt la raideur de l'âge va atteindre ces structures, et contribue d'une manière difficilement quantifiable, mais certaine, à la gène auditive.
Le
vieillissement sensoriel est celui qui atteint les structures de l'oreille interne. La plus facilement mesurable, et la plus récemment connue de ces manifestations de l'âge, est l'activité des cellules ciliées externes de l'organe de Corti. On sait maintenant l'apprécier grâce à la détection des oto-émissions provoquées. Celles-ci, présentes dès la naissance, sont particulièrement importantes chez l'enfant. Puis leur niveau décroît régulièrement et elles ont pratiquement disparu après la cinquantaine chez la plupart des gens. Quand on sait le rôle essentiel de cette fonction des cellules ciliées externes dans la discrimination fine des fréquences, on comprend la raison des difficultés que vont connaître les gens que l'âge a rendu plus ou moins sourds. En outre les cellules de l'organe de Corti, non seulement sont moins "musclées", mais peu à peu elles s'altèrent. Elles perdent leurs cils, en une sorte de calvitie sensorielle. Leur nombre diminue. Ces modifications débutent habituellement puis prédominent dans la zone des aigus, c’est-à-dire au voisinage de la fenêtre ovale et de l'étrier. Ainsi s'explique la prédominance de la gène auditive pour ces fréquences élevées, qui nous empêche, l'âge venu, d'entendre les oiseaux et le babil des enfants. Cette localisation pourrait s'expliquer par le fait que cette zone du tube cochléaire est celle qui est le plus souvent mise en jeu. En effet, les mouvements mécaniques des liquides, et les vibrations de la lame basilaire, mobilisent transitoirement ces structures aiguës à chaque stimulation sonore, quelle que soit la fréquence de celle-ci, alors qu'au contraire les zones situées vers la pointe de limaçon ne sont ébranlées que par les seules sonorités graves.

Mais le vieillissement se manifeste aussi par une déperdition neuronale. Certes celle-ci débute très tôt dans la vie, vers la vingtaine environ, mais elle n'est guère sensible en ce qui concerne l'audition avant 50 ou 60 ans. Pour l'instant cette perte est elle aussi difficilement mesurable. Elle atteint non seulement les fibres nerveuses du nerf auditif, mais se retrouve également dans toutes les structures cérébrales, car cette déperdition neuronale est un des éléments du vieillissement. Mais il ne faut pas se faire une idée catastrophique de cette diminution inexorable du nombre de nos fibres nerveuses, ne serait-ce que parce que celle-ci débute dès la fin de l'adolescence. L'apprentissage permanent, l'exercice régulier de l'audition, de la mémoire auditive, maintiennent les connexions centrales ou en créent de nouvelles - ceci a été démontré chez l'animal - ce qui permet, avec des adjuvants thérapeutiques que nous reverrons, de pallier longtemps ces méfaits et de les rendre en pratique inapparents.

LA PLASTICITE CEREBRALE


L'évolution et le perfectionnement des structures sensorielles et nerveuses de l'organisme peuvent se poursuivre sous une forme très particulière chez l'individu, grâce à la plasticité cérébrale, qui représente une aide considérable pour pallier les désagréments d'une fonction perdue ou détériorée.

La plasticité cérébrale consiste en une transformation des fonctions et des connexions intracérébrales, qui permet au sujet de pallier une situation inhabituelle, en la compensant de manière plus ou moins satisfaisante pour le reste de l'organisme.

C'est un phénomène d'adaptation. Il permet à l'organisme de compenser un déficit et d'y survivre.

Mais il nécessite à la fois un entraînement spécial et prolongé, et une grande motivation. Il implique un véritable désir de survie, une sorte de force vitale.

On comprend que cette plasticité soit plus grande chez l'adulte jeune que chez le vieillard, et plus forte chez le très jeune enfant que chez l'adolescent. Elle est liée à la capacité du tissu nerveux de changer ses propriétés réactives en fonction de la nature des stimulations qu'il reçoit, et repose sur des mécanismes proches de ceux qui gèrent le développement du système nerveux. Elle est au plus haut dans les premiers stades de la vie, et, fréquemment, limitée à une très brève période de la croissance. Aussi, bien souvent, ne peut-elle apparaître que dans les limites d'une période critique du développement, au-delà de laquelle elle perd toute efficacité.

Dans le domaine auditif, la plasticité cérébrale se corrèle avec le développement anatomique et fonctionnel de l'oreille. Ainsi la croissance du cortex cérébral auditif dépend-elle directement de l'activité de la cochlée. Ce sont les stimulus nerveux, nés dans l'organe périphérique, qui entraînent la maturation et la spécialisation des différents centres auditifs répartis dans le cerveau. Mais, si le fonctionnement normal de l'oreille est perturbé ou supprimé, le développement des zones corticales correspondantes n'est plus mis en jeu. C'est ce qui arrive dans les surdités totales congénitales. Si l'implant cochléaire ne vient pas rapidement faire entendre ces enfants, leur cerveau auditif ne se développera pas, et passé six à dix ans, il sera généralement trop tard pour les en faire bénéficier, car il n'y aura pas de territoire cortical capable d'intégrer les sensations sonores fournies. Au début de mes travaux sur l'implant cochléaire, j'ai pu démontrer chez l'animal que la stimulation électrique du nerf prévenait cette atrophie corticale, et prôner ainsi dès les années quatre-vingt l'urgence de l'implantation précoce chez le jeune enfant sourd profond.
Lorsque les aires auditives corticales ne sont soumises à aucune stimulation sonore, non seulement elles ne se développent pas, mais elles seront colonisées par les aires voisines. En général, les fonctions sensorielles valides s'étendent et, au niveau du cortex, compensent la perte d'une autre modalité fonctionnelle. Chez le jeune animal, dont on a détruit les deux oreilles internes, les aires visuelles prennent peu à peu la place du cerveau auditif. Cela explique la compétence visuelle et spatiale que développent les sourds profonds congénitaux, comme une compensation de leur handicap auditif. Le remplacement artificiel de l'oreille interne de l'enfant sourd profond congénital par une prothèse auditive électrique implantée est capable de prévenir cette atrophie, grâce à l'audition ainsi apportée.

Ainsi s'explique le rôle fondamental d'un environnement sonore précoce dans le développement non seulement de la discrimination auditive, mais tout autant dans celui de l'élocution.

Cette faculté d'adaptation, proche du conditionnement pavlovien et de l'apprentissage, augmente du mammifère inférieur au primate, et semble culminer chez l'homme, et chez certains individus plus que d'autres. L'immaturité à la naissance est son autre face; elle contraint le nouveau-né à l'apprentissage. Son audition et son élocution immatures l'obligent à apprendre à entendre, à comprendre, à parler ou chanter.

Chez l'homme cette immaturité est un gage de liberté individuelle, car elle représente une part de non programmation dans la programmation génétique du cerveau humain, qui lui permet de développer des réseaux neuronaux particuliers et originaux pour chaque être humain.

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